CORPUS NOSTRADAMUS 165 -- par Patrice Guinard

Nostradamus célébrissime et méconnu
 

Le nom de Nostradamus ne laisse pas indifférent. Aux trottoirs de la soupe-culture moderniste, même le quidam qui ignore jusqu'aux noms de Rabelais et de L'Arioste croit savoir qui est Nostradamus : celui qui aurait prédit le futur de ce monde, croit-il, peut-être avec un sourire d'ironie ou bien un rictus d'inquiétude. Car Nostradamus est le seul astrologue européen qui a survécu à l'obscurantisme moderne où il apparaît, généralement défiguré, dans les dictionnaires généralistes. Nostradamus était médecin mais les histoires de la médecine en font peu de cas. Nostradamus était poète mais ses quatrains n'effleurent pas l'histoire littéraire. Nostradamus était hermétiste, mais son langage et ses combinaisons choquent et éloignent les spécialistes attitrés de cette discipline. Pourquoi cette omerta concernant ce géant de la Renaissance dont le nom a réussi à rester vivant dans la mémoire populaire sans jamais avoir été revivifié, jusqu'à peu, par les intelligentsia savantes ?

Les écrits de Nostradamus n'appartiennent pas aux cursus académiques autorisés, ni aux lectures universitaires conseillées (cf. CN 23). Ils et elles ne l'ont jamais été. Il n'existe aucun spécialiste compétent sur le prophète provençal dans aucun des milliers de départements littéraires, ni en Europe, ni nulle part au monde. Aucune religion, aucune secte, aucun courant politique, aucun mouvement intellectuel, aucune école littéraire, aucun salon, club ou institut, en France ou à l'étranger, n'a jamais tenté de s'approprier les oeuvres du provençal. Aucune maison littéraire n'a cherché depuis cinq siècles à établir une édition complète de ses oeuvres. La Pléiade préfère Brantôme, Calvin, Monluc ou Ronsard à foison, et récemment un Cioran. Personne ne se réclame de Nostradamus. Sa présence dans les instituts de recherche et dans les universités est quasi nulle. Nostradamus n'est jamais célébré, si ce n'est à ses dépens. En France en 2003, la commémoration nationale du demi-millénaire de sa naissance est bâclée, et une notice insipide est confiée à un antinostradamiste. A Salon-de-Provence, après plusieurs siècles d'indifférence et de mépris, on a récemment opté pour les défilés carnavalesques et pour les recettes de cuisine, et décidé de faire du génie provençal un personnage de foire, rendu familier au chaland et à la consommatrice. Mais toujours rien sur le texte prophétique.

La survie et la renommée de Nostradamus ne proviennent aucunement des recherches académiques, mais des études d'autodidactes passionnés, et de son immense influence sur l'inconscient collectif populaire (cf. CN 59). Je l'ai noté en introduction à mon Nostradamus (avril 2011) : "jugée indigne de figurer aux panthéons des littératures, voire dans leurs antichambres, régulièrement vilipendée, censurée, trahie par des obscurantismes tenaces et aujourd'hui déchiquetée par les technocrates de la sous-culture impérialiste mondialisée, [son oeuvre prophétique] aura néanmoins réussi à traverser les siècles ..." Comment est-ce possible ? Comment un texte peut-il survivre pendant des siècles sans soutien culturel d'aucune sorte ?

Je voudrais profiter de cette réunion pour dresser un bilan, possiblement terminal, de mes recherches sur l'oeuvre de Nostradamus au sein du CURA. Le Centre Universitaire de Recherche en Astrologie fêtera ses 13 ans le 1er novembre prochain. Le site, qui avait pour vocation première d'abriter une publication révisée de ma thèse sur la restauration et les fondements de l'astrologie, une entreprise képlérienne qui a trouvé l'agrément de la Sorbonne à Paris en 1993, a réussi par la suite à fédérer un certain nombre de chercheurs authentiques dans les domaines de l'épistémologie et de l'histoire de l'astrologie, et à attirer un certain nombre de traducteurs bénévoles (surtout des femmes), lesquels, chercheurs et traductrices, ont transformé le CURA en un site trilingue (franco-anglo-espagnol). Quelques traductions italiennes sont apparues par la suite.

J'ai déjà évoqué dans une réunion parisienne récente l'histoire du CURA et les raisons qui m'ont fait passer de l'astrologie aux études nostradamiennes, à l'étonnement des habitués du site. C'était pour le CURA une dégringolade d'audience, et la division par dix de son lectorat potentiel. La raison de ce changement d'orientation tient principalement en la difficulté de continuer une recherche d'ordre philosophique sans écho et sans répercussion hors les cercles limités d'astrologues et de sympathisants. Toute recherche a besoin d'un milieu vivifiant où les chercheurs peuvent confronter leurs vues sur un même plan conceptuel, comme il en va dans certains milieux universitaires. Faute d'un tel milieu et d'une telle stimulation, le chercheur se retrouve isolé avec ses idées et ses problématiques, seul à voir et percevoir ce qui n'est accessible à personne d'autre. C'est malheureusement le cas de la majorité des chercheurs les plus chevronnés dans cette discipline, isolés, errant à des années-lumière du gros d'un public volage, souvent constitué de croyants ne comprenant pas les tenants et les aboutissants d'une recherche d'ordre épistémologique et structurel sur l'astrologie. Si l'astrologie marche, ce n'est pas en raison du discours de telle autorité de son prestigieux passé, et ce n'est pas en raison d'un enracinement culturel plus que contestable car l'astrologie, même pendant la Renaissance, a souvent passé pour la brebis galeuse de la culture européenne. Mais c'est parce que les impressionaux planétaires modèlent et façonnent la psyché humaine, en dépit de l'existence de tout discours astrologique, un peu comme les nombres sont concomitants et intrinsèques à l'organisation de l'univers, avant même que ne naisse une arithmétique pour les formuler. Autrement dit l'astrologie est le langage naturel de la psyché.

Alors pourquoi abandonner cette recherche primordiale pour Nostradamus, un obscur astrologue quoique célébrissime par ses Prophéties qu'on a lues comme reflétant la destinée de notre monde ? Pourquoi délaisser une recherche qui théoriquement devrait intéresser quiconque cherche à se connaître soi-même pour l'examen de l'oeuvre d'un poète visionnaire ? D'abord il ne faut pas croire naïvement que les Prophéties traitent exclusivement du monde, de cet extérieur événementiel, passé ou futur, tangible ou imaginaire : elles traitent aussi de nous-mêmes, de notre rapport à cette extériorité, et de la détresse de l'âme humaine face à sa cruauté, à son absurdité. L'événementiel recouvré ou projeté n'est qu'une projection extériorisée de la démence de la conscience humaine et de la monstruosité de son activisme décervelé. En outre, je me suis aperçu, dès le début de ma recherche, que ces études sur le texte nostradamien (Almanachs et Prophéties) pouvaient intéresser un tout autre public que celui auquel le chercheur en astrologie était irrémédiablement destiné : des historiens, des bibliographes, des collectionneurs, des antiquaires. Et ces gens-là ne se contentent pas de discours : ils exigent des faits et des résultats. La recherche sur l'oeuvre de Nostradamus m'a procuré ces moments de joie qu'accompagnent non pas seulement la compréhension d'une complexité, mais aussi la découverte de faits tangibles.

S'il est un homme qui ait osé affirmer le monde, et non le subir avec ressentiment et ployer sous sa charge selon les observations de Nietzsche, c'est bien Nostradamus. Car affirmer le monde, c'est se l'approprier, le faire naître sous le regard, par la vision : Vision des péripéties futures, mais aussi conscience éclairée des représentations normalisées qui encombrent le présent des mémoires, afin de neutraliser les appareillages et dressages socio-culturels présents et futurs, ceux de son temps comme ceux du "commun avènement" qu'il annonce dans les Prophéties. Comme tout artiste, érudit ou penseur qui compte, Nostradamus est de son temps, mais aussi du temps de ses lecteurs futurs destinés : aujourd'hui nous-mêmes, essayant de comprendre ce monde qui vire au chaotique et à l'absurde et qui ne serait -- c'est le "message de Nostradamus" -- qu'un artéfact de la conscience moderne.

La recherche sur Nostradamus commence comme un jeu d'enquête. Même sa date de naissance est un casse-tête : il serait né à Salon en Provence le 21 décembre 1503, et non le 14 décembre comme on le croit habituellement et comme on le lit dans les dictionnaires généralistes (cf. CN 10). L'histoire des écrits de Nostradamus est un imbroglio, et l'on a confondu le texte des éditions anciennes avec celui de plus récentes, ses almanachs avec ses pronostications, ses écrits authentiques avec ceux d'imitateurs et d'imposteurs. Ces erreurs traînent et se perpétuent dans les encyclopédies et dans les ouvrages spécialisés depuis plus de trois siècles. Même des articles récents d'universitaires cherchant à appréhender la vie et l'oeuvre de celui qui reste un phénomène dans la culture européenne, quelque peu monstrueux à leurs yeux, reproduisent les erreurs qu'ils trouvent chez leurs prédécesseurs (cf. CN 59).


  Nostradamus, thème naissance, 21 décembre 1503
 
Le texte nostradamien commence avec ses Almanachs, aujourd'hui négligés et incompris, alors que princes et laquais, notables et roturiers, érudits et béotiens, se les arrachaient à leur parution lors de la foire lyonnaise de la Toussaint. Leur diffusion était considérable. J'estime la production de chaque almanach authentique à quelques dizaines de milliers d'exemplaires, à laquelle s'ajoutent les contrefaçons pouvant atteindre globalement la centaine de milliers par titre : une diffusion considérable pour l'époque. De ces best-sellers, on n'a conservé que quelques exemplaires éparpillés en collection privée ou en bibliothèque publique. J'ai recensé sept éditions de l'Almanach pour l'an 1558 dont aucun exemplaire n'a survécu (cf. CN 58) ! Mais déjà du temps de Nostradamus, les lecteurs avertis, français, flamands, italiens, allemands, cherchaient avec peine et soupçons à se procurer les almanachs authentiques dans ce marché chaotique et florissant. En février 1563, l'épistolier bourguignon Hubert Languet, qui était au service de l'Électeur Auguste de Saxe, adresse à son ami Joachim Camerarius un almanach imprimé sous le nom de Nostradamus et dont il soupçonne la fraude (cf. CN 55). Car il fallait se procurer le texte nostradamien véritable, celui attestant de la parole du prophète, et non les contrefaçons qui inondaient le marché.

La reconstitution de l'histoire des publications annuelles de Nostradamus (almanachs, pronostications et présages) reste pour moi une tâche fascinante qui justifierait à elle-seule la poursuite du Corpus nostradamien (164 numéros publiés à ce jour). Aucun nostradamiste ne s'était sérieusement occupé de ces publications anciennes depuis l'étude du péruvien Daniel Ruzo (1975), et j'ai relevé jusqu'en l'année 1561 de multiples approximations et confusions s'y attachant, même chez B. Chevignard (cf. CN 137).

Une douzaine de ces publications ont été sauvegardées parmi les 32 textes que Nostradamus aurait fait imprimer : des pronostications pour les années 1550 à 1564, des almanachs pour les années 1553 à 1567, et des présages pour les années 1557 et 1558, les uns dédicacés au roi Henri II, les autres probablement à son épouse Catherine de Médicis.

Le texte des almanachs et pronostications nous est connu par trois sources : les opuscules authentiques retrouvés (par exemple la Prognostication pour 1555, l'Almanach, la Prognostication et les Présages pour 1557, etc.), des fragments plus ou moins retouchés que son secrétaire puis disciple Chavigny nous a laissés dans un manuscrit daté de 1589 (le Recueil des Presages prosaïques), et enfin les traductions et les opuscules controuvés, parus du temps de Nostradamus, qui reprennent en partie la matière des opuscules authentiques.

Ainsi le Pronostico et lunario de l'anno bissestile 1564, publié à Florence par Giorgio Marescotti, est une traduction italienne de l'Almanach pour l'an 1564, le seul document complet préservé attestant du texte français perdu. Ainsi l'Almanach Regnault pour 1561, un faux parisien probablement publié  avant l'original, reprend, maquille et déforme des textes nostradamiens authentiques, notamment l'almanach Lenoir pour l'année précédente (dont un exemplaire a été conservé: cf. CN 148) et surtout l'Almanach pour 1558, perdu, mais dont Chavigny avait sauvegardé quelques présages.

La Pronostication pour l'an 1558 est la seule a avoir été retrouvée dans ses deux versions, la lyonnaise chez Brotot et la parisienne chez Lenoir (cf. CN 58 et 73). La comparaison entre les deux versions mesure déjà l'écart entre le texte lyonnais (probablement plus proche du manuscrit nostradamien) et le parisien, visiblement corrigé. Une étude comparative est à l'ébauche au CURA.

Certains de ces opuscules, les vrais comme les faux, détenus par le collectionneur péruvien Daniel Ruzo décédé le 22 décembre 1991 (cf. CN 147), ont récemment été acquis par des bibliothèques publiques à des prix raisonnables compte tenu de leur valeur, par exemple la Prognostication pour 1555 (13.200 $) ou l'Almanach pour l'an 1561 (6.960 $).

A partir de 1562, apparaît une nouvelle difficulté : aux reproductions tronquées des almanachs et pronostications et à leurs éditions falsifiées et controuvées parfois imprimées avant les authentiques, s'ajoutent des éditions authentiques mais dont ne sait pas exactement quelle est la part de l'auteur et quelle est celle des intermédiaires ayant travaillé à leur mise en forme, notamment celle de son secrétaire Chevigny actif à partir de cette date.

J'ai retranscrit au CURA, d'après le texte du manuscrit de Chavigny pour les opuscules introuvables, et d'après le document imprimé pour les opuscules retrouvés, le texte de la plupart des almanachs, présages et pronostications de Nostradamus jusqu'à l'année 1561. Ces éditions critiques comprennent notamment le texte de la Pronostication pour l'an 1555, la lettre au gouverneur de Provence Claude de Tende (que j'ai traduite d'après le texte d'un occasionnel allemand et qui devait introduire le texte de l'Almanach pour l'an 1555 comme je l'ai montré au CN 17), Les Présages merveilleux pour l'an 1557, l'Almanach pour l'an 1557, la Prognostication pour 1557, la Prognostication pour 1558 (cf. CN 94), le début de l'Almanach pour l'an 1559 d'après une traduction anglaise (CN 75), la Pronostication pour l'an 1559 (CN 123), le début de l'Almanach pour l'an 1560 (CN 97 et 148), la Pronostication pour l'an 1560 (CN 152), et l'Almanach pour l'an 1561 (CN 153).

D'autres transcriptions pourraient suivre, mais le travail est colossal et les instituts et départements d'université, contrôlés par des idéologues pour la plupart antinostradamistes, aveuglés et inconscients de l'importance culturelle de ces textes, préfèrent accorder des crédits à des programmes de recherche mineurs, unilatéralement orientés vers l'adulation de la raison moderne, et à des chercheurs "de série" incapables de distinguer l'exceptionnel de la bouillie à laquelle ils sont habitués (cf. ma "Misère de la recherche académique et universitaire sur Nostradamus", CN 59). Mais certains ont compris l'intérêt à se positionner sur le terrain nostradamien : ainsi un Crouzet (professeur à la Sorbonne en 2011) qui nous présente un Nostradamus acculturé à des schémas d'école (cf. CN 145), ainsi un Stéphane Gerson (professeur à l'université de New York en 2012) qui dépeint un Nostradamus ressurgissant dans les périodes de crise politique, culturelle et identitaire (ouvrage à paraître en novembre 2012).

Ces auteurs puisent au Corpus Nostradamus, mais superficiellement et avec une légèreté qui les conduit à quelques bourdes. Leurs ouvrages répandus dans les circuits universitaires se vendent par milliers, alors que mon Nostradamus ou l'Éclat des Empires (Paris, 2011) peine à trouver une cinquantaine de lecteurs. De ces lectures autorisées émerge un Nostradamus superficiel voire édulcoré, sans recherche effective sur les éditions des Prophéties, pas plus que sur les Almanachs, dont on pioche ici et là quelques extraits censés illustrer quelques propos banalisés et d'intérêt mineur. Travailler sur le texte des Almanachs, en restituer le texte authentique afin de comprendre ce que Nostradamus a écrit ou voulu écrire : c'est là un projet apparemment hors de portée de leurs compétences. C'est ainsi que la recherche authentique sur Nostradamus, au début de ce siècle comme au XXe ou au XIXe, reste le fait de quelques esprits indépendants, des passionnés ou des collectionneurs (Buget, Torné-Chavigny, Rigaux, Ruzo, Leoni, Ionescu, etc.)

J'ai insisté au corpus sur l'importance de l'étude des almanachs, à mener en parallèle et en écho à celle des Prophéties, c'est-à-dire des quatrains bruts accompagnés des deux célèbres préfaces, l'une à son fils spirituel confondu avec son fils naturel César, l'autre à un hypothétique dirigeant des âges futurs confondu avec le roi Henri II, décédé l'année suivant celle de la parution de la préface. Habillés dans un décor romain, les présages en prose se succèdent dans une énonciation chaotique qui rappelle, à leur manière, le style décousu des quatrains versifiés, et interpelle la dimension bouleversée et tourmentée de la conscience humaine.

"Les mutations d'Etats" seront "si grandes par la variation de fortune" qu'on pourra penser "que le siècle de Sylla ou de Marius est de retour" avertit Nostradamus dans son premier texte, la Pronostication pour l'an 1550 (cf. CN 02). Cette guerre civile n'est pas la Romaine du premier siècle avant JC, mais une future annoncée.

"La Corse a son Annibal, la Gaule a pire qu'un scorpion" écrit-il pour l'année 1815 et la rivalité entre Napoléon et Louis XVIII, dans sa Pronostication pour l'an 1555 (cf. CN 14).

"Sera criée liberté, liberté pour la République, et celui qui l'aura occupée usera au triple de plus grande tyrannie" écrit-il ailleurs en référence probable aux dirigeants sanglants de la première France révolutionnaire.

"Les alternations [alternances] des sectes repulluleront, tout se fera par personnes ignares mais abreuvées de paroles frivoles qui demanderont et ne sauront quoi [demander]" écrit-il dans son almanach pour le dernier quartier de lune du début avril 1561 : Quelle meilleure description de l'ère des medias (journalistique, télévisuelle, internautique) où le frivole prime sur le sérieux, l'ignoble sur le noble, l'imbécillité sur l'intelligence ? On y est rendu !

"A Rome, Rome ne sera plus à Rome" écrit-il ailleurs. Je vous laisse le soin d'imaginer quel sens donner à ces termes.

On pourrait multiplier les exemples de ces présages en prose inspirés qui interpellent tout autant l'esprit du lecteur attentif que les quatrains versifiés, analysés par des compilateurs se recopiant les uns les autres.

Quid des célèbres Prophéties -- peut-être l'ouvrage le plus régulièrement réédité après la Bible, mais, je le redis, sans l'appui d'une quelconque institution, chapelle, confrérie ou communauté ? Elles furent écrites dans la fureur, c'est-à-dire comme je l'ai montré au CN 96, dans l'expression par laquelle le quotidien est transcendé par un au-delà du quotidien, par un en deçà même, où se révèlent et s'accomplissent les aspirations et les plus intimes convictions. Elles furent écrites dans l'enthousiasme, c'est-à-dire dans l'inspiration divine comme il l'est spécifié dans la première préface. Nostradamus est un visionnaire : il voyait, et entendait surtout ... des sons, des voix, des cris, des plaintes, comme à travers un jeu de miroirs kaléidoscopiques, un peu comme dans les films de Carmelo Bene : Capricci, Don Giovanni, Salomé ! La même fureur, qui à se chercher et se contorsionner la cervelle et le corps, qui à exprimer le destin du monde, et comme je le comprends : le déclin des empires et des institutions, et la vanité des prétentions humaines et trop humaines.

Comment aborder cette succession ininterrompue d'éclats phonétiques et de débris sémantiques, arrangés en ribambelle, tel un chapelet de couplets stridents, perçant l'obscure insignifiance des discours convenus par autant de perles réveillant la conscience ? Encore fallait-il, avant d'approcher l'étude des quatrains, ce joyau littéraire qui a survécu à tous les obscurantismes, à commencer par celui des prétendues Lumières, s'assurer du texte authentique, et ne pas confondre les vers inspirés avec les manipulations ultérieures qui en ont été faites. Ce fut la tâche de nombre d'études du Corpus : restituer les éditions originales, resituer les éditions antidatées, dater les réimpressions non datées, pour finalement comprendre la succession des éditions et s'assurer du meilleur texte compte tenu des documents accessibles, celui au plus proche du texte délivré par Nostradamus à ses imprimeurs.

Prophéties, Almanachs, Pronostications, Lettres, et même témoignages biographiques : tous les documents relatifs à Nostradamus furent étrangement l'objet de manipulations et de falsifications. Et continuent de l'être. Pire encore, et en m'en tenant à des lectures qui vous sont peut-être familières, vous aviez en Italie un Cesare Ramotti qui attribuait à Nostradamus une vaticination mise sous son nom et appartenant à la littérature joaquimite, et aujourd'hui un Renucio Boscolo qui s'évertue à interpréter des sixains apocryphes du XVIIe siècle !

Malgré leur nombre considérable, il n'existe aucune édition fiable des Prophéties et aucun éditeur, académique ou populaire, ne semble vouloir s'intéresser au projet (cf. CN 94). Dans mon ouvrage de 2011, j'ai donné pour la première fois le texte le plus ancien de la huitième centurie. Des popnostradamistes enracinés dans la fabrication intensive et vendant leurs amusettes par milliers à des publics ignorants, se sont récemment appropriés des résultats de mes recherches sans pour autant s'atteler à la restitution du texte original. Il est vrai qu'en nostradamologie, discipline sans garde-fous ni autorité de régulation, les détrousseurs et plagiaires, encouragés dans les taudis éditoriaux, font florès.

L'histoire des plagiats dans l'interprétation des quatrains mériterait à elle-seule une étude substantielle, dont je donnerai quelques exemples récents, à commencer par Anatole Le Pelletier, acclamé un peu partout comme le meilleur interprète de Nostradamus, devenu un classique avec ses Oracles (dont on continue à s'échanger, dans diverses éditions, plusieurs exemplaires chaque mois sur eBay), lequel ouvrage n'est au premier tome que la réédition d'un texte fautif et antidaté des Prophéties, et dans sa seconde partie qu'un abrégé arrangé des interprétations du curé Henri Torné dit Torné-Chavigny, le premier interprète véritablement inspiré des Prophéties, décédé à 54 ans en juillet 1880 (cf. CN 130).

Torné qui s'était entretenu avec Renan ou Hugo, et s'était adressé à Napoléon III et aux sénateurs de l'époque, n'a pas été jugé digne d'être retenu par l'histoire culturelle, serait-ce la nostradamienne, et les bibliothèques publiques françaises (à commencer par la BNF à Paris et la bibliothèque de Lyon, pourtant collectrice de papiers divers relatifs au nostradamisme), ne connaissent pas même son année de naissance, si l'on en croit leurs catalogues ! [Depuis la parution de cet article fin octobre 2012, la BM de Lyon ainsi que la BNF ont revu leurs copies, sans indication de source : "Notice d'autorité de la BNF".] On peut imaginer le sort qui sera réservé à mes travaux quand les fonctionnaires responsables de la bibliographie officielle ne sont pas en mesure de fournir les informations biographiques minimales de celui qui, installé au-dessus du café de Flore, était dans les années 1870 l'un des personnages les plus célèbres du Tout-Paris ! La censure et l'indifférence envers le provençal touche aussi l'histoire du nostradamisme au sens large, c'est-à-dire de ses interprètes sincères et de ceux qui ont oeuvré pour donner à voir ce que Nostradamus a donné et vu : l'obscurantisme français peut atteindre des sommets vertigineux qu'on a peine à imaginer ailleurs. Le curé charentais, défroqué en octobre 1874 pour avoir attaché plus d'importance à la parole prophétique qu'à la dogmatique ecclésiastique, est né le 20 juin 1826 à 10 heures à La Rochelle, sous un Jupiter ascendant en trigone d'un amas planétaire Lune-Cérès-Neptune-Uranus en Capricorne et maison VI, celle de la Connaissance.


  Torné-Chavigny, thème naissance, 20 juin 1826
 
Mais ce n'est pas Torné que les interprètes ultérieurs suivront, mais son compilateur Le Pelletier, pillé à tout-va, même par les meilleurs. Par exemple pour la supposée condamnation de Louis XVI au quatrain VIII 87 (un quatrain qui s'appliquerait à Gandhi comme je l'ai montré dans mon ouvrage de 2011). L'interprétation dite classique apparaît au début du XIXe siècle (cf. les Nouvelles Considérations de Théodore Bouys, 1806). Le Pelletier en résume les propos dans ses Oracles de 1867 (2e volume, p.179-180). Mais l'abrégé du compilateur Le Pelletier est plagié en 1976 par Vlaicu Ionescu (1922-2002), par ailleurs le meilleur interprète des quatrains au XXe siècle.


  Le Pelletier plagiaire plagié Ionescu hélas
 
Les Oracles de Charles A. Ward (1891) ne sont qu'une traduction commentée de l'ouvrage de Le Pelletier. De même le Nostradamus de James Laver (1942) n'est qu'une compilation d'interprétations françaises, notamment celles de Le Pelletier, de Torné-Chavigny et de quelques autres. Les ouvrages de la londonienne Erika McMahon-Turner alias Erika Cheetham (1939-1998), qui s'est imposée dans le milieu anglo-saxon comme l'interprète en vogue, une sorte de Fontbrune à l'anglaise, consistent en un vaste pillage du chercheur américain Edgar Hugh Leoni (1925-1995). Un Lemesurier dans son Encyclopedia autoproclamée "The definitive reference guide to the work and world of Nostradamus" (!) rassemble les interprétations de ses prédécesseurs sur chaque quatrain prophétique en attribuant à l'anglaise les interprétations de l'américain, évacué de son recensement (p.184 sq.).


Leoni plagié par Cheetham et al. cheet ham
 
Le même Lemusurier, dans son ouvrage de 1993, pille abondamment les interprétations passéistes de l'historien français Roger Prévost. Dans son ouvrage de 2011 il s'approprie, sans indication de source, ma découverte de l'influence du poète luthérien Ulrich von Hutten sur les Prophéties et sur des Almanachs souvent adressés à des personnalités catholiques, ainsi que le résultat de mes recherches sur l'ordre de parution des premières éditions complètes des Prophéties entre 1568 et 1575. Mes études parues au CURA ont encore été abondamment recopiées, pillées, saccagées, par une espèce de bouledogue parisien à mesure de leur parution. Il leur a fait dire le contraire de ce qu'elles disaient, et occulté les textes que j'analysais pour leur substituer des documents sans rapport ou de seconde main. La publication sur Internet autorise ce genre de dérives, et les moteurs de recherche généralistes donnent souvent les pages des pilleurs, des falsificateurs et des mystificateurs avant même celles des études pionnières. Il suffit aux délinquants usufruitiers de la recherche d'autrui de multiplier les lieux où ils abritent leurs textes. Dans ce cas précis me vient souvent à l'esprit, sans me convaincre absolument, l'idée de Castaneda sur le caractère vivifiant et bénéfique de ce qu'il appelle "les petits tyrans".

On n'en finirait pas de recenser les malversations et tripatouillages divers dans ce domaine maudit de la nostradamologie, ignoré des universités et des instituts de recherche, et hanté par toutes sortes d'autodidactes et d'illuminés. S'y sont plongés des astrologues, des numérologues et des hermétistes (dont Piobb, Néroman, Krafft, ou encore A.-T. Mann), mais aussi des romanciers, des journalistes, des enseignants, des eschatologues chrétiens, des rosicruciens, des alchimistes, des voyants ou pseudo-voyants, un historien de la mode (James Laver), un spécialiste de la science-fiction (Everett Bleiler), ou encore un météorologue, un cuisinier et un grand couturier (cf. CN 130) ! Par inertie ou par lâcheté, et par calcul, les quelques rares universitaires ayant travaillé dans les univers nostradamiques réels ou supposés n'ont jamais pris la peine de rendre compte de la valeur des tâches et études effectuées depuis un demi-millénaire, depuis Chavigny jusqu'à Bareste, puis depuis Buget jusqu'à Brind'Amour et au-delà (cf. CN 125).

Dans le domaine nostradamien, les passions et prises de position extrêmes sont communes et précoces : elles commencent du vivant même de Nostradamus avec un stupéfiant mouvement de rejet amorcé en 1555 et 1556 (le philologue Jules César Scaliger et le juriste Antoine Couillard), truffé les années suivantes de polémiques d'inspiration réformée (Hercules le François en 1557 ; l'anonyme de La/le fol s'y fie de Monstradabus en 1558 ; Laurent Videl en 1558 ; le pseudo-Daguenière en 1558 qui ne serait autre que le bras droit de Calvin, Théodore de Bèze) auxquelles on ajoutera les allusions aux Prophéties de Léger Bontemps en 1558 et du médecin Jean Surrelh la même année, puis d'autres textes français et anglais imprimés les années suivantes (cf. CN 143). Ces passions et polémiques restent aussi exacerbées après quatre siècles et demi. C'est dire combien le texte de Nostradamus, qui a traversé l'âge classique parfois sous les quolibets et les excommunications de toutes tendances, continue à interroger la modernité, et peut-être à aider les esprits à supporter l'âge sombre de la conscience, rapetissée, repliée et plaquée dans les recoins d'un espace sans écho quand le spectaculaire et l'insignifiant, projetés sur écrans et plasmas, s'approprient tout éclat et lumière.

Nostradamus le souligne dans la première préface à ses Prophéties : le monde s'achemine vers des transformations majeures qui s'accompliront en 2065, soit 177 ans avant un possible renouveau qu'il qualifie d'anaragonique révolution, c'est-à-dire de reconstruction acompétitive des sociétés (CN 112). C'est la date ! Aucune autre, indiquée ou maquillée dans les quatrains, n'a la puissance d'introduire aussi nettement à ce que pourraient être le message et le code (cf. CN 69) de l'humaniste provençal. Ils scrutent le destin de la civilisation comme ils ébranlent les certitudes de la raison moderne.

Les adversaires du temps de Nostradamus comme les interprètes ayant essayé de démêler l'écheveau oraculaire de ses Prophéties avaient compris l'intention futuriste du prophète saint-rémois : en empruntant les noms de héros, empereurs et chefs de guerre gréco-romains, Nostradamus visait l'avènement de personnages du futur. Qui sont ces nouveaux Thémistocle, Néron ou Tibère, ce nouvel espion Sinon, ou cet autre Hiéron que Nostradamus annonce dans ses explications que sont les présages prosaïques de ses almanachs et pronostications ? Et "ce [nouveau] Deucalion, qui le connaît ?" s'exclame le pseudo-Daguenière ! Mais les études récentes ont oublié l'intention futuriste des quatrains : elles ne veulent pas lire les textes et font l'impasse sur la sémantique des quatrains, soit en s'en tenant aux outils linguistiques et phonétiques formels (Carlstedt, 2005), soit en évacuant l'historicité et la toponymie des quatrains au profit d'une improbable immanence discursive d'ordre confessionnel (Crouzet, 2011), soit encore en s'en tenant à une approche extérieure et sociologique (Gerson, 2012, à paraître), soit enfin en transposant les quatrains sur un terrain strictement passéiste (Brind'Amour et ses disciples). C'est refuser de lire le texte, c'est piétiner les efforts de compréhension des premiers interprètes, à commencer par Chavigny qui avait établi que le texte oraculaire nostradamien s'étend dans un espace bipolaire, à l'image d'un Janus bifrons regardant le passé comme l'avenir.

Dans son Histoire de Marseille, l'historien Antoine de Ruffi (1607-1689) rapporte les déboires du Grand d'Espagne et capitaine Don Pedro d'Osuna lors de son passage à Marseille en 1619. Arrêté en avril 1621, Osuna mourra en captivité en septembre 1624. Ruffi rapporte aussi que dès 1619, on montra à Osuna lui-même le texte du quatrain III 86 qui semblait le désigner et signer son destin (cf. CN 163) :

Le chef d'Ausonne aux Hespagnes ira
Par mer fera arrest dedans Marseille:
Avant sa mort un long temps languira:
Apres sa mort l'on verra grand merveille.


  Ruffi, Histoire de Marseille
 
De telles perles parsèment le texte prophétique, et le reportent, à chaque génération, en écho au destin des hommes et des sociétés. L'histoire a heureusement retenu l'anecdote osunienne car le texte de Ruffi a survécu. Mais dans de nombreux cas, les archives ou chroniques manquent, qui permettraient de vérifier ou d'infirmer les "coups de semonce" portés par le texte oraculaire à l'autosatisfaction et à l'autocontemplation de la raison moderne. Ainsi en va-t-il de cette lettre de Nostradamus à Joachim de Cléron, datée du 25 février 1566, inconnue et inédite avant ma publication au CURA en juillet 2008 (cf. CN 100). On ne connaissait à ce jour aucune autre lettre authentique isolée et signée par Nostradamus, si ce n'est une ordonnance médicale de 1559, découverte et éditée en 1956 par l'archiviste montpelliérain Marcel Gouron.

Nostradamus raconte en 1552 qu'il recherchait activement de la gomme-résine du nom de ladanum par toute la cité de Gênes trois ans auparavant, c'est-à-dire un an et quelques mois après son mariage avec la veuve salonaise Anne Ponsard. La ville de Gênes n'a pas conservé la mémoire du passage de ce célèbre voyageur. La gardera-t-elle du mien ?

Tolosa-Genova, 07 octobre 2012 (Discours à l'occasion du Vème congrès de l'association Apotélesma de Lucia Bellizia, Gênes, Bibliothèque Berio, 20 octobre 2012)

(traduction de la version initiale de ce texte par Lucia Bellizia : Nostradamus celeberrimo e misconosciuto)

Patrice Guinard avec Lucia Bellizia, octobre 2012 Patrice Guinard, Genova, octobre 2012
 

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Patrice Guinard: Nostradamus célébrissime et méconnu
http://cura.free.fr/dico8art/1210gen.html
31-10-2012 ; updated 25-10-2018
© 2012-2018 Patrice Guinard