CORPUS NOSTRADAMUS 125 -- par Patrice Guinard

Approximations, inexactitudes et incompréhensions dans les ouvrages de Pierre Rodrigue Brind'Amour
 

Nihil magis obesse probis ingeniis quam rudem imperitorum audaciam
(Rien ne nuit plus aux bons esprits que la grossière impudence des ignorants ; Crinitus, DHD 25.13)

Attention ! Bibliographie wikiplagiée : L'essentiel bibliographique de cet article a été wikipillé sans indication de source sur la sangsue wikpimerdia le 24 octobre 2010 par le wikipède malvoir, l'un des innombrables pisse-becs cagoulés sévissant en ces lieux et notamment à l'article Nostradamus.
 

Pierre Rodrigue Brind'Amour (BdA), professeur au département des Études Anciennes de l'université d'Ottawa, est né en 1941 d'après le référencement (souvent fautif) des catalogues de bibliothèques publiques, et décédé le 27 janvier 1995. C'est son collègue Pierre Kunstmann, du Laboratoire de français ancien de l'Université d'Ottawa, qui a édité son ouvrage paru en 1996 après son décès : "j'ai procédé à une révision de l'ouvrage, à la constitution d'un index et à la mise en forme de l'Introduction. (...) A de rares endroits j'ai proposé d'autres interprétations : celles-ci figurent entre crochets droits." (p. IX). Six ans après son décès paraissent des Mélanges Pierre Rodrigue Brind'amour, préfacés par Gaétan Thériault (Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, Cahiers des Études Anciennes, 37-38, 2 vols. 2001).

Brind'Amour a commencé par la philosophie avant de passer à la philologie. Sa thèse de maîtrise, intitulée "L'homme et le péché originel chez Jean Scot Erigène. Essai d'interprétation sur la structure de De divisione naturae" (Institut d'Études médiévales Albert-le-Grand, Université de Montréal, 1962) est passablement référencée au catalogue canadien Amicus qui confond le moine irlandais du IXe siècle Jean Scot Erigène (ca. 810-876) avec le célèbre philosophe écossais Jean Duns Scot (cf. au référencement Amicus ; cache CURA) ! Brind'Amour soutient sa thèse de doctorat, La richesse et la pauvreté chez Plaute et Térence, à l'université de Strasbourg en octobre 1968.

Outre ses deux ouvrages de 1993 et 1996 consacrés à Nostradamus et dont les premières pages sont l'objet du présent article, Brind'Amour est aussi l'auteur d'un texte sur les calendriers anciens, Le calendrier romain. Recherches chronologiques (Ottawa, Éditions de l'Université d'Ottawa, 1983), d'un livret confidentiel de 98 pages rédigé en anglais et accompagné du programme de calcul astronomique Astro positions (Montréal, King Microware, 1983), et de quelques brefs articles sur l'astrologie romaine : "Problèmes astrologiques et astronomiques soulevés par le récit de la mort de Domitien chez Suétone" (in Phoenix, 35, Toronto, 1981, 7 p.), "Manilius and the Computation of the Ascendant" (in Classical Philology, 78, 1983, 5 p.), et "L'horoscope de l'avènement de Néron" (in Cahiers des Etudes Anciennes, 25, 1991, 7 p.). Ses deux études sur Nostradamus (1993 et 1996 posthume) furent précédées d'un article, "Nostradamus et l'histoire romaine" (Cahiers des Études Anciennes, 23, Université de Laval, 1990) dans lequel il élucide diverses allusions à l'histoire de la Rome antique éparses dans les Prophéties, mais ignore les analyses de Georges Dumézil parues en 1984 (cf. notamment l'interprétation des quatrains 6 et 75 de la 5e centurie). En 1993, il prépare un article en appoint à son ouvrage paru la même année, "L'astrologie chez Nostradamus", mis en ligne au CURA en septembre 2002.

Citons encore une douzaine d'articles philologiques hors les domaines astrologiques et nostradamologiques :


Son ouvrage de 1993, Nostradamus astrophile: Les astres et l'astrologie dans la vie et l'oeuvre de Nostradamus (Ottawa, Presses de l'Université, et Paris, Klincksieck, 1993), reste la meilleure synthèse sur les travaux de Nostradamus et leur contexte, à défaut d'un volet biographique trop sommaire, depuis les remarquables "Études sur Nostradamus" de François Buget parues dans le Bulletin du Bibliophile et du Bibliothécaire (Paris, J. Techener) entre 1860 et 1863. L'ouvrage a été publié grâce au subside d'une institution canadienne, comme une thèse de 2005 sur le même auteur l'a été grâce à des fonds suédois ; malheureusement en France, on laisse dépérir la culture et ses hérauts pour favoriser le développement de technologies au service d'un monde de brutes, quand on n'agit pas directement contre ceux qui n'épousent pas la dogmatique idéologique (plus ancrée dans les cervelles en ce pays que partout ailleurs) au service d'une bestialité pro-médiatique et inculte en voie d'achèvement. La plupart des études concernant la Renaissance sont publiées à Genève ou en Allemagne, et on ne trouve pas d'éditeur en France, en dehors des maisons populistes, pour publier un auteur jugé sulfureux par l'ignorance des intelligentsias et pseudo-élites intellectuelles, malgré son appartenance indubitable à la dizaine des fleurons de la littérature française. (cf. CN 59 et CN 94).

Son ouvrage de 1996, Nostradamus. Les premières Centuries ou Prophéties (édition Macé Bonhomme de 1555) - Édition et commentaire de l'Épître à César et des 353 premiers quatrains (Genève, Droz, 1996), bien qu'étant la première édition critique (mais partielle) des Prophéties, est beaucoup moins heureux. Brind'Amour se fourvoie dans sa préface en voulant suivre Jean Dupèbe dans "sa" thèse présentant un Chavigny imposteur qui n'aurait pas été le secrétaire de l'astrophile provençal (cf. mon compte-rendu de "L'énigme Chevigny / Chavigny : les pièces du dossier" de Bernard Chevignard, CN 59). Sa paraphrase de l'Épître à César passe à côté des points essentiels (et sous ce rapport, n'est pas meilleure voire pire que celle d'un Fontbrune fils : cf. CN 33), et son analyse des quatrains, tout aussi insuffisante, est idéologiquement plombée et ne laisse aucune perspective à une orientation non passéiste des quatrains, contrairement à Dumézil qui avait délibérément choisi de ne pas se voiler la face rationalisante devant la dimension oraculaire du poème nostradamien. Son édition critique est tout aussi discutable, car Brind'Amour connaissait mal les éditions anciennes et leur succession, si bien que ses variantes prises dans des éditions plus tardives, restent inexploitables, car ignorantes des textes intermédiaires accessibles.


I- Nostradamus astrophile : Analyse de la préface (pp. 11-18)

BdA entend faire table rase de la quasi-totalité des exégèses du passé et aborder le texte nostradamien "de façon sérieuse", c'est-à-dire "une fois qu'on a écarté les prétendues 'clefs' que proposent les interprètes inspirés" (p.11). Exit donc tous ses prédécesseurs : Giffré de Rechac (1656) ignoré, Guynaud (1693) idem, Leroux (1710), Bellaud et Motret (1806), Bareste (1840) jamais cité dans le texte, pas plus que Le Pelletier (1867) "chef de file parmi les interprètes inspirés modernes" (p.545), Torné-Chavigny (1861 sq.) ignoré, sans parler d'Ionescu (1976 sq.) et d'interprètes plus récents mais moins incisifs. Autrement dit Brind'Amour est arrivé ... avec sa raison et son esprit critique, apanage auto-attribué des prétendus esprits forts, avec ses approximations, inexactitudes et incompréhensions comme il est dit au titre, et dont j'ai déjà eu l'occasion d'en relever, voire de redresser les analyses de l'exégète canadien sur certains points précis et d'importance (cf. une quinzaine de numéros du CN). Comme le note Larissa Taylor, "le scepticisme est bien beau [et ne coûte pas cher à celui qui est plongé dès l'enfance dans le bain idéologique de nos établissements d'enseignement], mais ignorer ce auquel croyaient les contemporains [de Nostradamus] ne rend pas service au lecteur." (in Sixteenth Century Journal 29.1, 1998, p.147).

Même Buget, qui "fait montre d'un bon sens critique" , est rarement cité dans le texte brindamourien au prétexte qu'il est supposé le perdre "quand il s'agit de ses propres interprétations" (p.540). BdA lui reproche encore ses bévues concernant l'existence des centuries XI et XII et l'attribution des sizains à l'auteur des quatrains (ce qui est justifié), mais aussi (ce qui l'est moins) son ignorance de l'existence des 'Lettres inédites', le recueil de la correspondance choisie de Nostradamus récupérée par son fils César, et peut-être même confisquée par lui au détriment de Chavigny qui l'avait recopiée sous les directives de Nostradamus.

Brind'Amour ignorait lui-même pas mal de textes importants, voire nombre d'éditions du XVIe siècle qu'il aurait dû utiliser dans son édition critique de 1996 parce que signalées dans le catalogue de Benazra et dans celui de Chomarat aidé par Laroche, bien que référencées confusément pour certaines d'entre elles, comme il ignorait tout des tensions et des relations conflictuelles qui se sont développées entre Chavigny et César de Nostradame concernant l'acquisition de l'héritage nostradamien. Il me semble préjudiciable pour la compréhension d'un texte de négliger les commentaires anciens quelle que soit leur source, et les idées des Guynaud, Leroux, Le Pelletier, Torné et Buget valent largement les propos obscurantistes de leurs contemporains sur lesquels Brind'Amour ne nous renseigne pas plus, mais dont il est le successeur spirituel, tout au moins par une certaine arrogance, serait-elle élégante.

Je ne m'attarderai pas sur l'explication d'un Nostradamus hanté par les catastrophes naturelles, les aberrations de la nature et les conflits militaires et politiques de l'époque : "Tout cela est très simple" (p.12) ... sauf que cette explication minimaliste n'est pas du tout celle retenue par ses contemporains ou par ses premiers adversaires, à commencer par Videl et le pseudo-Daguenière qui avaient saisi, quels qu'aient été leurs propos publiés, l'intention oraculaire du texte nostradamien, pas plus qu'elle ne l'élucide véritablement, même avec la clé proposée par BdA : "Nostradamus imite l'ambiguïté des oracles delphiques" (p.12), par ailleurs bien connue des exégètes inspirés, évacués par le québecquois. BdA ne nous explique pas comment Nostradamus s'y serait pris pour s'abreuver à la source delphique, ni en quoi consiste son "imitation" des oracles grecs, ni pourquoi le quatrain nostradamien n'a cessé d'éveiller des échos dans l'esprit de ses lecteurs, du XVIe siècle jusqu'au XXIe, malgré les transformations politico-économiques, mais peut-être en raison d'une certaine persistance du décor socio-historique. Quoi qu'il en soit, la perspective apocalyptique, comme je crois l'avoir montré dans mon analyse de la première préface, n'est que le reflet apparent d'un texte beaucoup plus "positif" que la critique positiviste voudrait le faire accroire. (cf. CN 33  et CN 81).

BdA, qui reproche encore à Buget d'ignorer l'astrologie dans la note bibliographique qu'il lui consacre, affirme que la tradition astrologique, "conservatrice de nature" , véhiculerait "un savoir particulièrement stable au cours des siècles" (p.12), affirmation contredite par la seule étude d'envergure sur l'ensemble d'une période donnée sur ce sujet, celle de Bouché-Leclercq (1899) qui s'ingénie à dénigrer l'astrologie et ses acteurs principaux en dénonçant a contrario leurs contradictions et la multiplicité des modèles astrologiques chez les Grecs. La situation était identique à la Renaissance, et elle est plus exacerbée encore aujourd'hui, voire explosive. En réalité les modèles astrologiques n'ont cessé d'évoluer et de s'adapter aux cultures très variées au sein desquelles ils ont réussi à s'adapter. Quant au principal modèle astro-cyclologique utilisé par Nostradamus, le fameux cycle de 354 ans, rares sont les astrologues qui l'utilisaient à la Renaissance, et ceux d'aujourd'hui n'en ont pas même entendu parler !

BdA entend entreprendre "l'étude scientifique" (p.12) et systématique du texte nostradamien sous l'éclairage du savoir astrologique, tâche à laquelle il ne reconnaît comme antécédent en ce domaine que le traité paru en 1926 à Leipzig et intitulé Das Mysterium des Nostradamus (orthographié "Das Mysterium von Nostradamus") de l'allemand Christian Wöllner, un commentateur auquel il ne manquerait "comme à tant d'autres" que "l'esprit critique" (p.12). BdA n'a pas l'air de se rendre compte, faute probablement de culture philosophique adéquate, que l'interprétation du texte nostradamien peut conduire à une certaine conscience spirituelle (jamais envisagée), et que certains de ces interprètes fustigés par le canadien pourraient lui retourner que cet "esprit critique" dont il s'empanache n'est que le produit intellectualisé d'une naïveté rationalisante qui ne prend ses marques assurées que grâce au consensus idéologique et scientiste ambiant.

BdA poursuit en dévoilant le dessein philologique de son étude : "faire comprendre des textes" (p.13), en citant les sources originales "in extenso dans la langue d'origine" -- jusque là en accord au mien présent et depuis que j'ai initié le Corpus Nostradamus en février 2006. Il poursuit en avouant l'incomplétude de son propre corpus : "je n'ai pas pu réunir une collection complète des almanachs nostradamiens" (p.14) -- comme si une telle complétude ne relevait pas d'un projet chimérique, compte tenu des immenses lacunes déjà accumulées et affectant ce corpus (cf. CN 60), mais atténuant cette déficience compréhensible par une formule qui l'est beaucoup moins : "les almanachs sont répétitifs de nature" -- comme si celle-là pouvait s'appliquer à ceux de Nostradamus.

Mais le texte nostradamien, et en particulier les quatrains, en raison de leur nature hermétique, mais aussi de l'écriture difficilement lisible du provençal, pose des problèmes de lecture et demande des corrections. Outre ces raisons légitimes, BdA en ajoute une autre beaucoup plus discutable et non justifiée par un quelconque témoignage d'époque, à savoir la conception des textes nostradamiens dans les ateliers d'imprimerie par une lecture orale : "un ouvrier lisait le texte à haute voix pendant qu'un autre assemblait les caractères sur leur support." (p.14).

Malheureusement le quatrain de novembre 1566, pris dans l'Almanach pour la dite année et dans lequel il y figure dans deux versions, au lieu d'illustrer les idées de BdA sur les techniques et procédés d'impression de l'époque, les contredit totalement. En effet les termes divergents dans les vers 3 et 4, à savoir "Murtie/Martie" , "unis/mis" , et "ceste/secte" ne peuvent provenir que d'une difficulté de lecture, et non d'une transmission orale défectueuse : Comment phonétiquement confondre unis et mis ! ?

Cesser bruit mer & terre, religion Murtie [Martie] :
Ioviaux unis [mis] en route : toute ceste [secte] affolée.


L'unique exemple choisi par BdA infirme donc sa thèse sur les tandems ouvriers. Mais hélas cette thèse controuvée fera des adeptes et autorisera maint suiveur de l'exégète canadien à triturer le texte à l'avantage de leurs raisonnements balisés : car "l'esprit critique" du canadien a fait des émules depuis les années 1993-1996, et on ne compte plus les imitateurs qui essayent de rationaliser le texte original jusque sur les wikis : comme quoi la denrée brindamourienne s'exporte et n'est soudainement plus si rare, c'est dire sa valeur (cf. par exemple Prévost 1999, Clébert 2003, ou encore un Lemesurier 2003 et al., lequel, après avoir vendu du Nostradamus prédisant des invasions musulmanes à répétition, entend en vendre d'une autre farine, à savoir un tout aussi controuvé, censé recopier des chroniques médiévales dont les textes effectifs, supposés avoir inspiré le prophète, n'ont pas été identifiés). Et quand le quatrain nostradamien, même trituré, ne correspond toujours pas à la prétendue source prescrite, il est fait suppositio d'erreurs ou d'incompréhensions de lecture de Nostradamus : "A slightly confused reading of Richard Roussat" pour le dernier quatrain des Centuries (Lemuselier, 2003, p.375) !

Mais, hormis pour deux quatrains latins transformés, la seule découverte d'un auteur ayant irréfutablement et directement inspiré l'écriture d'au moins un quatrain et de multiples citations latines dans les almanachs et pronostications -- à savoir le poète luthérien Ulrich von Hutten, ignoré par BdA -- a été faite par moi-même en avril 2007 (cf. CN 47, et aussi CN 35 et CN 61).

Les observations de BdA, appliquées sans rigueur ni discernement, laissent la porte ouverte à d'innombrables triturages d'un texte qui l'a déjà été plus qu'aucun autre au cours de ses impressions successives (cf. p. ex. CN 105), et c'est l'un des rares bons points de la thèse d'Anna Carlstedt, soutenue à l'Université de Stockholm en 2005, que d'avoir montré l'exagération et le laxisme de tels procédés. Pour ma part je préconise de s'en tenir aux premières éditions et de n'imaginer des changements orthographiques, voire sémantiques, qu'en cas de nécessité absolue, ces corrections devant respecter ou restituer le rythme et la rime (mais les exceptions sont fréquentes), se conclure d'une erreur de lecture du copiste (par exemple l'erreur "unis" pour "mis" dans l'exemple précédent), et surtout se justifier sémantiquement au sein d'une interprétation globale et décisive du quatrain.

BdA suggère que soit entreprise une étude matérielle systématique des premières éditions (examen des marques d'imprimerie mais aussi des filigranes du papier), afin de compléter l'examen philologique du texte et de s'assurer de leur authenticité : un projet que son ouvrage n'aborde pas et qui est l'une des préoccupations majeures du Corpus Nostradamus. L'examen matériel du papier utilisé reste à réaliser.

BdA annonce encore les grandes lignes de l'agencement de sa bibliographie et propose de distinguer les ouvrages authentiques des "collages et plagiats" et des "contrefaçons" (p.16). La séparation entre les deux dernières catégories n'est pas claire, et sa bibliographie commentée présente des déficiences dans le référencement des ouvrages : en effet ne sont référencés que quatre textes appartenant à cette catégorie des "collages et plagiats", l'almanach Regnault pour l'année 1563 et trois traductions anglaises de contrefaçons parisiennes. L'ouvrage anglais intitulé An excellent Tretise est considéré comme un ouvrage authentique alors que le Prognosticon allemand pour l'année 1560 est considéré comme une contrefaçon : c'est le contraire qui est vrai (cf. CN 32 et CN 95). Dans sa catégorie des contrefaçons ne figurent que huit textes (dont six de l'imposteur Mi. de Nostradamus) alors qu'il en existe beaucoup plus, et que la plupart des textes du supposé fils de Nostradamus ne sont pas frauduleux au sens où l'entend BdA, car ils sont signés et prétendent pour la plupart poursuivre l'oeuvre prophétique de l'astrophile provençal.

Quant aux sources principales de BdA, elles se résument à trois ouvrages, les bibliographies des autodidactes lyonnais Chomarat et Benazra, et l'édition Dupèbe de la Correspondance de Nostradamus : "J'ai puisé abondamment dans ces trois ouvrages" (p.17). C'est oublier Daniel Ruzo qui pour les premières éditions des Prophéties, a fait l'essentiel de la recherche, et encore le premier traducteur de la Correspondance, Eugène Lhez, que Dupèbe avait déjà essayé d'évacuer en donnant un référencement fautif de son travail (auxquels il faudrait ajouter la traduction de Bernadette Lécureux, en 1992, de la même correspondance, accompagnée d'un important complément astrologique qui avait été censuré par Dupèbe), tous ignorés par BdA, lequel par ailleurs prétend qu'il ne peut y avoir d'étude sérieuse de Nostradamus sans l'étude attentive de l'infrastructure astrologique de son oeuvre. Les universitaires croient ingénument qu'ils seraient les moteurs des tâches essentielles, alors que la plupart du temps ils n'en sont que les suiveurs ; et comme l'a observé je crois Schopenhauer, les créations importantes sont presque toujours étrangères à l'académie (Nietzsche, Peirce, ou Castaneda pour m'en tenir à quelques uns parmi les meilleurs).

La bibliographie n'est pas le fort de Brind'Amour. Pour les Prophéties, il utilise l'édition Bonhomme de 1555 (qui ne contient que trois centuries et les 53 premiers quatrains de la quatrième), une édition éclectique Chevillot de 1611 environ (parfois suivie dans les rééditions modernes suspectes de 1866 et 1981 ; cf. CN 80), et une édition tardive de 1668, autrement dit les éditions 1, "39" et 78 de Benazra. BdA néglige les éditions Rigaud dont s'inspire la plupart des suivantes, et en 1611, le texte original des quatrains est déjà terriblement corrompu. C'est donc à partir d'un texte suspect que BdA entend entreprendre ses corrections pour les centuries V à X.


II- L'introduction à la première édition des Prophéties, rédigée en 1994 (pp. xvii-lxxii)

BdA a compris qu'il était nécessaire de redorer l'image de Nostradamus et d'entreprendre une sérieuse étude d'une oeuvre fortement entachée de plusieurs siècles d'obscurantisme : "L'ensemble fait découvrir un Nostradamus tout différent du charlatan, grand débiteur de sornettes, auquel on avait fini par s'habituer. Voici un poète aux intérêts multiples, qui connaît ses auteurs classiques, qui réfléchit sur le passé, le présent et l'avenir, un bon manieur de mots, un habile évocateur d'images, dont le style dense et intense fait contraste avec le maniérisme facile de son époque." (p.xii) Cependant il ne s'attarde pas à dénommer ce "on" ni dans le passé ni dans le présent, et ignore quels furent les interprètes qui précisément combattirent cet obscurantisme ambiant. Bien au contraire, dans son texte, BdA cite avantageusement quelques uns de ces obscurantistes rationalisants et dotés d'un brin d'esprit critique, passant sous silence leurs bévues, et ignore systématiquement leurs adversaires, les admirateurs enthousiastes des quatrains, qui ne sont pas les seuls responsables de l'image déplorable du saint-rémois qui continue à circuler dans les élites académiques. Ainsi préfère-t-il citer l'opinion d'un David Shepheard (article paru en 1986 dans la Revue de Littérature Comparée), -- "on peut parfois (mais c'est rare) [sic] admirer la grâce de son style. On peut dire que l'obscurité des Oracles [sic], c'est d'avoir dit trop de choses trop vite." (p.xxix) -- plutôt que l'ouvrage de Jean Leroux (1710) dont l'article pille le contenu. Au final BdA entend faire table rase des études passées et présenter ses analyses comme la panacée des études nostradamiennes : "les commentateurs inspirés qui les [les quatrains] ont scrutés, c'est-à-dire les centaines de personnes qui depuis quatre siècles se sont occupés d'eux, n'ont jamais eu conscience qu'il s'agissait là de poésie" (p. xxxi) -- Mieux vaut tard que jamais, n'est-ce pas ? Mais compte tenu, hélas, de ses innombrables bourdes et erreurs, cette prétention fait sourire.

Au final de quelques paragraphes consacrés à la grammaire, au style et à la prosodie des quatrains, BdA qui ne se soucie pas de rendre justice à l'originalité du vers nostradamien, préfère s'en tenir à un quolibet attribué à Conrad Badius et rapporté par Du Verdier (cf. CN 23), pour en conclure que "Nostradamus, par tempérament, est impatient devant les contraintes" (p.xxxii). Qu'en sait-il ? et à vrai dire, le poète est aussi mal servi par le latiniste québecquois que l'astrophile (cf. respectivement CN 124 et CN 52). BdA n'accorde pas plus de license poétique au vers nostradamien qu'il n'en accorde à ses images et métaphores : dans l'almanach pour 1557, Niobes en soch (pour Niobé transformée en rocher et non en souche selon Ovide et les Fables d'Hygin), lui semble être une erreur de référence : "la mémoire fait ici défaut à Nostradamus" (p.xxxviii), quand il ne s'agit pas d'une erreur d'impression (soch pour roch ?). Comme le daltonisme de Paul Eluard quand il dépeint la terre "bleue comme une orange" ? Avec BdA, on en reste attelé au niveau zéro de l'expression, de la suggestion, de l'évocation, de l'allégorie : le quatrain oraculaire est tiré vers les bas-fonds d'un décryptage rationalisant. C'est dans ce fossé que se sont engouffrés les brindamouriens de moindre envergure (les Prévost, Lemesurier, Clébert et quelques autres scribouilleurs sévissant actuellement sur les wikis et blogs généralistes), souvent sans citer la source précise de leurs emprunts.

Quant à l'élucidation des quatrains, elle se résume à en chercher la source historique ou littéraire, mais très rares sont ceux dont la source a été indéniablement élucidée, d'autant plus que Nostradamus ne se contente pas de reprendre un texte sans y mêler quelques distorsions et que la signification du quatrain se conclut précisément de ces distorsions, et non de l'énoncé de la source réelle ou supposée -- ce que BdA n'a pas compris ou voulu comprendre (ni dans son second ouvrage, ni dans le premier) : Nostradamus "colle au texte [sic] sans toujours le comprendre [sic], il est laborieux au point d'en être pénible." (p.xlvii). Non seulement les sources réelles, clairement et indiscutablement identifiées par BdA sont rarissimes, -- ce qui reconduit les efforts d'éxégèse dans le domaine de la paraphrase et du remplissage (aussi observés par Larissa Taylor qui s'interroge sur leur utilité, in Sixteenth Century Journal 29.1, 1998, p.147) --, mais encore quand il croit les avoir dénichées, il s'agit souvent de faux-semblants. Une source peut en cacher une autre. Il en va ainsi pour l'assassinat de César, prétendûment illustré par le quatrain I 84 dont la source présumée à partir de deux-trois vocables serait à rechercher dans les Géorgiques de Virgile (p.165). Il s'agit en réalité d'un texte du poète luthérien Ulrich von Hutten, ignoré de BdA et qui est, avec Pierre Turrel, sa principale source "moderne" d'inspiration (cf. CN 47 note 2 pour les deux premiers vers du quatrain I 84, relatifs à la description d'une éclipse, et CN 84, 2000 pour l'interprétation astronomique de l'ensemble du quatrain).

Les sources en question se rattachent d'abord à l'histoire romaine "façonnée par les antiquaires et les annalistes" comme le souligne Dumézil : "Aulu-Gelle, les débris de Varron, l'abrégé de Verrius Flaccus, sans parler de Tite-Live ou de Plutarque" (Dumézil, 1984, p.116).  BdA se targue d'avoir reconnu dans son article de 1990, postérieur de six ans à la Sotie nostradamique du célèbre philologue, que les quatrains V 6 et V 75 "s'inspirent du sacre de Numa tel que décrit par Tite-Live" et que  X 89 "résume le règne d'Auguste à partir d'éléments empruntés à Suétone" (p.xlvi). C'est ignorer que ces découvertes ont été faites par Dumézil absent de son ouvrage de 1993 et de celui de 1996, dans le texte comme "curieusement" en bibliographie. "Il suffit de se reporter à la première démarche de Numa, décrite par Tite-Live, pour avoir la clef de ces quatre vers" consigne Dumézil à propos du quatrain V 75 (p.121), et "j'eus sous les yeux le quatrain V 6, qui, en effet, démarque les gestes mêmes de l'augure dans l'inauguration de Numa." (p.125).

On peut ignorer les élucubrations de certains exégètes mineurs ou des illuminés et pilleurs sévissant actuellement sur les forums et blogs Google, Yahoo et d'autres de la même pâte, mais cet oubli (?) ou cette suppression du célèbre mythologue, est impardonnable. D'autant plus que le courage d'avoir pris position pour de possibles dons de clairvoyance de Nostradamus dans le contexte intellectuel français des années soixante-dix, fortement imprégné de dogmatique structuraliste et d'idéologie rationaliste, fut un acte héroïque face auquel les incessants rappels sarcastiques à deux balles de la part d'un intellectuel de second plan s'appuyant complaisamment sur des Badius, Couillard, La Daguenière, et autres Videl, manquent de rigueur, de consistance, et surtout de sérieux. On comprend que Brind'Amour ait pu ou puisse devenir l'idôle et le faire-valoir des sous-intellectuels affiliés aux fabriques et clubs zététiciens ou pseudo-rationalistes, lesquels, sur ce thème sensible comme sur d'autres du même type, ont pris le contrôle des médias, des wikis et autres sphères de la culture bradée semi-ignorante.

Au final, et malgré la volonté préliminaire de BdA de vouloir redorer le blason de l'humaniste provençal, si l'on s'en tient à ses analyses et à son exégèse des quatrains (car une bonne partie du matériel historique et des témoignages annexés avaient été découverts par d'autres, Buget, Ruzo, Benazra, etc), le bilan reste assez maigre pour ne pas dire plus. Au moins BdA marque-t-il, mais vite oublié, quelque éclair de lucidité et de bon sens sur la portée réelle de sa démarche, totalement absent chez ses imitateurs : "On se demandera si la méthode, qui consiste à retrouver des allusions historiques dans les quatrains, n'est pas la même, au fond, que celle des interprètes inspirés, qui rapprochent les quatrains des événements postérieurs à leur rédaction." (p. xlvii).

BdA s'attarde ensuite sur Chevigny et sur son prétendu compatriote Chavigny, supposé plus jeune que son aîné, reprenant la théorie déjà avancée par Jean Dupèbe en 1983, en y ajoutant du sien : Chavigny serait "de la génération de César de Nostradame, qui naquit en 1553, et il devait être un adolescent au moment de la mort de Nostradamus en 1566. Je suppose que c'est à cet âge, assez tendre mais éveillé, qu'il a dû être introduit auprès du prophète [sic] par son aîné, pays et mentor, Chevigny. Je suppose aussi qu'à la mort, précoce, de Chevigny, il hérita de la collection d'ouvrages nostradamiens de ce dernier." (p.lxiii). BdA suppose encore qu'il a suivi lui-aussi les cours de grec de Dorat, lequel avait plus de 60 ans en 1570 ... On entre dans la romance, et les affirmations fantastiques et non démontrées du rationaliste n'ont rien à envier aux plus hasardeuses spéculations des enthousiastes régulièrement vilipendés sous sa plume. Déjà Dupèbe s'était noyé dix ans auparavant dans une hypothèse intenable au point d'accueillir injustement les preuves et arguments de sa légèreté (cf. au chapitre 6 de CN 59, son compte-rendu délétère sur l'ouvrage de Bernard Chevignard paru en 1999), d'autant plus que "son" hypothèse, qu'il a trouvée ailleurs, est la seule "théorie" de son ouvrage. Déconsidérer Chavigny, le premier interprète de Nostradamus, et surtout notre plus utile auxiliaire dans la reconstitution du corpus compte tenu du naufrage de cette littérature après plusieurs siècles d'obscurantisme, c'est essayer de miner le texte nostradamien à sa base, un peu comme le jaloux non invité au banquet essaye de débaucher le personnel des cuisines.

[Larissa Juliet Taylor, dans son compte-rendu de l'ouvrage, ignore ou veut ignorer cette prise de position de Brind'Amour : "Jean de Chavigny, a longtime associate and secretary of Nostradamus, began the prophetic scrutiny of his work in 1589 ...", in Sixteenth Century Journal 29.1, 1998, p.146.]

Dans son ouvrage de 1996, BdA donne l'aval à ce mauvais scénario qui marquera hélas l'aboutissement de ses études nostradamiques. L'argumentation de Dupèbe, reprise par son homologue québecquois, y compris l'analyse des vers de Chavigny sur son jeune ami Antoine Fiancé, se retrouve presque entière dans la quatrième Étude sur les anciens auteurs beaunois : Jean-Aimé de Chavigny de Simon Gautheret-Comboulot (in Mémoires de la Société d'Histoire, d'Archéologie et de Littérature de l'arrondissement de Beaune, Année 1886, Beaune, impr. Arthur Batault, 1887, pp.295-343), aussi mal référencée chez Dupèbe que chez BdA ... Mais le jugement de Gautheret sur sa propre théorie était plus nuancé que celui de ses suiveurs modernes : "Ce n'est toutefois qu'une opinion personnelle qui semble assez plausible. Chacun est libre de l'adopter ou de la rejeter : In dubiis libertas." (p.300). Dupèbe signale à peine son emprunt, et BdA y ajoute son outrecuidance dans sa note bibliographique consacrée à l'étude de Gautheret-Comboulot  : "Ouvrage vieilli. (...) Sans confondre Chevigny et Chavigny, et tout en rajeunissant quelque peu ce dernier, l'auteur ne se rend pas compte, faute de bien connaître Chevigny [sic], à quel point Chavigny s'est en quelque sorte glissé dans les souliers de son quasi-homonyme." (p.571) Heureusement les lumières de nos génies modernes savent laisser dans l'ombre les vieilleries dont elles ont puisé, cent ans après, toute leur puissance ! -- Mais vient un temps où elles sont entraînées hors la caverne ...

Addenda : Relevé de quelques erreurs mineures dans cette introduction Thiers, le 4 août 2010

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Patrice Guinard: Approximations, inexactitudes et incompréhensions
dans les ouvrages de Pierre Rodrigue Brind'Amour

http://cura.free.fr/dico8art/1008brin.html
04-08-2010 ; updated 31-07-2018
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