CORPUS NOSTRADAMUS 187 -- par Patrice Guinard

La première lettre du corpus épistolaire : Gabriel Symeoni à Nostradamus, 1er février 1556
 

Pourquoi Nostradamus a-t-il choisi cette lettre - relativement insignifiante - du littérateur, érudit et curieux, antiquaire, astrophile et géomancien florentin Gabriello Symeoni (1509-1576), pour figurer en tête de sa correspondance épistolaire ? -- une question qui n'a guère effleuré l'esprit de ceux qui l'ont éditée. Je crois que c'est en raison de l'aide que l'italien aurait apportée à Nostradamus en début de carrière : ses conseils et son expérience de la Cour comme il le suggère dans la lettre, mais aussi d'autres services que lui auraient rendus l'italien, peut-être en relation avec les milieux de l'imprimerie lyonnaise. La question reste posée.

Texte latin puis traduction française de la lettre, d'après Clarorum virorum Epistolae (BNF Paris, ms. lat. 8592, f. A3r-v ; copie Gallica), puis Bernadette Lécureux (traduction et mise en paragraphes), Nostradamus: Lettres inédites (in Amadou et al., 1992, p.63).

[L'archiviste paléographe et latiniste Bernadette Lécureux, fille de Lucien Théodore (1880-1918), est née le 09 octobre 1913 et décédée à Brest le 14 décembre 2011.]

PRAESTANTISSIMO SIMVL AC PERITISS(IMO) VIRO CVM IN MEDICIS ARTIB(VS)
TVM VERO * IN MATHEMATICIS D(octor) D(ivinitatis) MICHAELI NOSTRADAMO
DOMINO SVO ET AMICO S(alutem) D(icit) P(lurinam)

Heri vesperi me convenit Brutotius noster, cumque mihi tuas literas ostendisset, quibus et me tuo
nomine salutari cupiebas, et ut te de rebus meis certiorem facerem rogabas, nolui non sane eodem
Brutotio ad te literas dare, quibus intelligas me mea in spe majoris aliquando boni, aut melioris
fortunae semper bene habere : maximeque gavisum esse quod intellexissem, statim et bello Vulpianico
incolumis reversus, res tibi in aula cum Rege, Regina, et caeteris magnatibus ad votum contigisse :
id quod etsi tuis meritis, prudentia, et felicium astrorum virtute partum satis constat,
scio tamen te ingenue fassurum nonnihil huiusmodi fore meo consilio tribuendum. Liber,
quem de Romanorum prisca religione typographo excudendum tradidit vir nobilis Gul. Caulius
Allobrogum montium praefectus, quemque ego in //
Hetruscum sermonem verti, cito persolvetur. Interea ego alterum Gallice et Italice de
Romanorum monarchia, eorumdemque gestis et morib. exaro, hicque finem facturus tibi et tuis me
commendo, immortales gratias agens, quod hominis tui amantissimi non sis oblitus. Vive, et
feliciter vale. Lugduno cal. Febr. M.D.LVI.
Ubique et semper tuus Gabriel Symeonus Florentinus ΕΥΔΟΚΙΑΣ.

* Dupèbe (1983, p.29) corrige "VIRO" au manuscrit par "VERO".


A son maître et ami, le Docteur en matières divines Michel Nostradamus,
homme éminentissime et très expérimenté tant en médecine qu'en astrologie, Salutations.

Hier soir notre cher Brotot (*1) est venu me voir ; il m'a montré votre lettre, dans laquelle vous lui demandiez de me saluer de votre part et de s'enquérir de mes nouvelles. Je n'ai pas résisté au désir de vous répondre par son entremise. (*2)

Sachez que je m'entretiens doucement dans l'espoir d'un meilleur sort à venir, d'une chance plus grande.

A peine rentré, heureusement indemne, de la guerre de Volpiano, (*3) c'est avec grand plaisir que j'ai appris vos succès à la Cour, (*4) auprès du roi, de la reine et d'autres dignitaires. Si tout s'est passé comme vous pouviez le souhaiter, c'est, bien entendu grâce à vos grands mérites, à votre sagesse, à l'action favorable des astres ; mais je suis sûr qu'en toute honnêteté vous attribuerez quelque part de vos succès à mes conseils.

Le Discours de la religion des anciens Romains, de Guillaume Du Choul, préfet des Allobroges, ouvrage que j'ai traduit en toscan, est sous presse ; il va paraître incessamment. (*5) En même temps, je prépare un autre ouvrage, en français et en italien, sur la monarchie romaine, et sur les actions et moeurs des Romains.

Je termine en me recommandant à vous-même et aux vôtres et en vous rendant des grâces immortelles pour ne pas m'avoir oublié, moi qui vous ai voué mon affection. Bonne vie et bonne santé.

Lyon, 1er février 1556. (*6) Partout et toujours vôtre,
Gabriele Symeoni de Florence, (dit) de bonne renommée. (*7)


*1. Au début de l'année 1556, Nostradamus avait fait imprimer par Jean Brotot La Pronostication nouvelle & prediction portenteuse pour l'an 1555 (CN 101) et probablement l'Almanach et la Pronostication pour l'an 1556, ces derniers textes restant introuvables (CN 190), et Simeoni, pour sa part, son Interpretation Greque, Latine, Tuscane & Francoise, du Monstre (Jean Brotot pour Antoine Volant, 1555) dont Du Verdier mentionne sans doute par erreur une édition antérieure en 1551, ainsi qu'un opuscule, De la generation, nature, lieu, figure, cours & significations des Cometes, paru en 1556 (Bibliotheque, 1585, p.438). Dans l'Interpretation, Symeoni affirme que plusieurs villes de Lombardie furent fondées par des français, appelés Insubres et Senones.

*2. Nostradamus se servait de Jean Brotot comme intermédiaire.

*3. Sur le siège de Volpiano près de Turin (3-23 sept. 1555), le rôle de Monluc, et les désaccords entre le maréchal de Brissac et le duc d'Aumale, cf. Paul Courteault (1867-1950), Blaise de Monluc historien (Toulouse, E. Privat, 1908 ; rééd. Genève, Slatkine, 1970), et le récit qu'en donne Symeoni lui-même le 23 septembre dans son Double d'une deuziéme lettre par maniere de discours sur la prise et assault de la ville et chasteau de Vulpian (Lyon, Jean Temporal, 1555 ; cf. CN 26 et CN 43) dont il existe une version italienne. Ouvrages signalés par Verdun Saulnier en 1948 : "Un opuscule inconnu de Gabriel Symeoni" (in Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance 10, 1948, p.179-184), avec les récits de François de Rabutin (1559) et de Guillaume Paradin (1556).

*4. Sur le voyage de Nostradamus à la Cour entre le 14 juillet et le 15 août 1555, cf. CN 43. Symeoni, apprenti courtisan à la lecture de ses écrits, souvent désargenté puis ultérieurement désabusé, se prévaut de bons conseils qu'il aurait prodigué à Nostradamus à cette occasion.

*5. La version française du Discours de la religion des anciens Romains de l'antiquaire lyonnais Guillaume du Choul (ca. 1496, + 4 novembre 1560) est parue à Lyon chez Guillaume Rouillé en 1556 (avec une dédicace au gouverneur du Dauphiné Claude d'Urfé, datée de Lyon le 15 février 1556). La traduction italienne de Symeoni, le Discorso della religione antica de Romani, n'est parue chez le même imprimeur qu'en 1558 (avec une dédicace à Catherine de Médicis, datée de Lyon le 30 août 1558). L'ouvrage en préparation sur les moeurs des Romains pourrait être celui qui est devenu un recueil d'épitaphes, Les illustres observations antiques (Lyon, Jean de Tournes, 1558), ou encore La vita et metamorfoseo d'Ovidio, figurato et abbreviato in forma d'Epigrammi, parue chez le même l'année suivante.

*6. Il s'agit bien du début de l'année 1556, succédant au voyage de Nostradamus à Paris l'été précédent, et non de l'année 1555.

*7. Il faut traduire le grec Ευδοκιας (Eudokias), devise de Symeoni, par "Bonne volonté" (comme on le lit dans sa Description de la Limagne d'Auvergne [trad. Antoine Chappuys, Lyon, Guillaume Rouillé, 1561, p.83], voire "Dévouement" ou encore "Bienveillance", plutôt que par "de bonne renommée".


La seule étude documentée et véritablement utile sur Symeoni reste l'ouvrage de Toussaint Renucci, Un Aventurier des Lettres au XVIe siècle. Gabriel Syméoni Florentin (Paris, Didier, [1943]), issu de sa thèse doctorale.

Gabriel Simeoni, ou Gabriello (Gabriele) Symeoni, est né à Florence le 25 juillet 1509 "à l'aube" (vers 3h45 du matin) selon les indications de son thème astral donné dans son autobiographie manuscrite, i.e. sa Vita rédigée en 1561 : "avec Mars à l'ascendant en Cancer, le Soleil, Vénus et Mercure en Lion [selon les calculs de l'époque : en réalité Mercure est déjà passé en Virgo], Saturne en Vierge dans la IIIe maison, la Lune dans la Ve et en Scorpion [en domification Campanus : elle est encore dans la IVe pour Regiomontanus], et Jupiter en Sagittaire conjointe à la tête du Dragon entre la Ve et la VIe [en réalité à la fin de la Ve maison]" (Symeoni, Vita di M. Gabriel Symeoni, di Natione fiorentino et d'obligo lucchese, BNC Firenze, Ms. Panciatichiano 143, f. 8v ; cité en italien par Renucci au début de son étude).

Le florentin évite d'insister sur la position doublement débilitée de son Mars en Cancer et en maison XII, ayant probablement en tête son interprétation post eventum du thème du roi Henry II avec un même Mars infortuné en Cancer au Fond du Ciel (Palinodia composta un giorno innanzi la morte del Christianissimo e Potentissimo Arrigo II, Re di Francia, Paris, Jérôme et Benoît de Gourmont, 1559, f.5v). En effet il écrivait l'année précédente sur le thème du même : "le Lion signifiant la magnanimité & courage invincible du Roy (...) il me souvint avoir veu en sa nativité, que le Soleil se retrouva au signe d'Aries (...) & que les Astrologues ont dit que comme le Lion est propre domicile du Soleil, ainsi luy estant au signe d'Aries, il est en sa grande exaltation & vigueur" (Les illustres observations antiques, Lyon, Jean de Tournes, 1558, p.99) ! Et ses "Satires en style berniesque", et en italien (Turin, 1549), qui contiennent une élégie sur la mort de François Ier, étaient justement adressées à Henry II par l'intermédiaire de Pierre du Chastel, sollicité pour l'occasion, et par ailleurs protecteur de Pierre Turrel (cf. CN 160).

thème Gabriel Simeoni, domification Campanus portrait Gabriel Simeoni, 1558
 

Parmi les neuf portraits repérés par Renucci (p.xxii-xxiii), figure un profil inséré dans un ensemble architectural dessiné par le Petit Bernard et comprenant une frise zodiacale (orientée selon son thème astral avec l'Ascendant en fin de Cancer à gauche), une légende explicative en latin, "Sic nati videmur ut contemplemur", et des bustes de Saturne et Jupiter assis à la romaine et en vis-à-vis, sous un médaillon représentant les signes zodiacaux (la Vierge et le Sagittaire) que les planètes équivalentes aux dieux éponymes occupaient à sa naissance (Symeoni, in Les illustres observations antiques, Lyon, Jean de Tournes, 1558).

signature Symeoni, in Defrance, 1911, p.197
 

Symeoni a pu rencontrer et s'entretenir avec Nostradamus entre 1552 et 1554, période où précisément Renucci n'a pas trouvé trace de ses déplacements, et comme semble le corroborer les conseils qu'il affirme avoir prodigué à Nostradamus dans sa lettre de février 1556. Symeoni se fait éditer à Venise (1538-1546), à Turin (1549), à Paris à partir de 1552-1553, puis à partir de 1555 à Lyon où il s'installe jusqu'en 1567 environ, avec des intermèdes en Italie et ailleurs. Dans une lettre en italien adressée à Catherine de Médicis le 31 mai 1561 de Chiaramonte en Sicile, Symeoni lui suggère d'après ses recherches astrologiques (horoscope en latin joint), la date propice du 16 juin pour le couronnement de Charles IX ... déjà couronné depuis le 5 mai ! (BNF Paris, ms fr 3159, ff.16-17 ; traduction in Defrance, 1911, pp. 120 et 122).

De nombreux autres textes manuscrits de Symeoni restent inédits, parmi lesquels un Traité de Physiognomonie, Chiromancie et Géomancie en latin (ms à Florence). Quelques unes de ses publications nous intéressent en raison des éditeurs et imprimeurs partagés avec ceux du provençal, et notamment :

187A Interpretation Greque, Latine, Tuscane & Francoise, du Monstre ou Enigme d'Italie, Lyon, Jean Brotot pour Antoyne Voulant [Antoine Volant], 1555 (Arsenal, Paris: 8° H 6165)

Jean Brotot et Antoine Volant deviendront les imprimeurs lyonnais attitrés des publications annuelles de Nostradamus, almanachs et pronostications. Dans la version française de ce texte, Symeoni nous laisse deux présages prosaïques non retenus par Chavigny (cf. CN 16 ; Brind'Amour, 1993, p.24 ; et? un Richard Cooper ("Gabriele Symeoni visionnaire", 1992 ; in Litterae in tempore belli, Genève, Droz, 1997, p.329), "bel" esprit cynique, hostile à Symeoni, à Nostradamus, à l'astrologie, ignorant Brind'Amour et embrouillé dans la datation des textes, ne semblant pas saisir que la "prophétie de Nostradamus du 10 juillet 1555" ait pu paraître dans un Almanach paru l'année précédente !)

187B Les prodiges mervellieux [sic] advenuz & veuz en Allemaigne [en] 1556, Paris, Olivier de Harsy, 1556 (BNF, Paris: M 14411 ; copie Gallica)

Ce texte est la transcription d'une lettre de Bernardin Solani envoyée d'Allemagne à Symeoni le 14 avril 1556 et de sa réponse datée du 22 avril. Nostradamus fait imprimer la même année chez le même imprimeur une édition de son Traité des Fardements et des Confitures (cf. CN 09) et l'année suivante une édition des Prophéties, actuellement introuvable (cf. CN 25). Le terme "merveilleux" au titre est à rapprocher des Presages merveilleux pour l'an 1557 adressés à Henry II en janvier 1556 (cf. CN 42) ou de ceux, auparavant adressés au Comte de Tende, pour l'année 1555 (cf. CN 190).

187C De la Generation, Nature, Lieu, Figures, Cours & Significations des Cometes, Lyon, Jean Brotot, "à l'enseigne de la Paix universelle, en rue Thomassin", 1556 (BNF, Paris: V 29266 et V 21114)

Dans ce texte, qui nous renseigne précisément sur l'enseigne et l'adresse de l'imprimeur lyonnais, Symeoni aborde le thème du roi Henry II et la comète de mars 1556, visible à Lyon le 9 puis du 12 au 16 mars (p.45 ; cf. CN 96). Il est dédié, en date du 1er avril 1556, au Sénéchal de Lyon Guillaume de Gadagne, "Seigneur de sainct Victor, Baron de Lunel, Baillif de Mascon" et "Gentilhomme de la chambre du Roy", qui hébergea Nostradamus en juillet 1555 avant qu'il se rende à Paris, et qu'il remerciera dans sa Pronostication nouvelle pour l'an 1558 (cf. CN 43 et CN 58).


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Patrice Guinard: La première lettre du corpus épistolaire :
Gabriel Symeoni à Nostradamus, 1er février 1556

http://cura.free.fr/dico3/1410cn187sym.html
24-10-2014 ; updated 10-03-2020
© 2014-2020 Patrice Guinard