CORPUS NOSTRADAMUS 98 -- par Patrice Guinard

Peste à l'église par le nouveau roy joint : De Batou Khan à Trotsky (1241 ⇔ 1917)
 

Il existe des forçats de l'exégèse des quatrains versifiés de Nostradamus, les mêmes généralement qui n'ont pas pris la peine de commencer à en lire la prose. Tel publie ses interprétations du corpus versifié des Prophéties centurie par centurie et quatrain par quatrain, tel autre explore l'intégralité des quatrains d'une édition donnée (par exemple Brind'Amour en 1996). Cet exercice est devenu un genre balisé assez répétitif depuis Chavigny, lequel n'avait pourtant retenu dans son Janus de 1594 que quelques 140 quatrains des almanachs et un peu moins pour les Prophéties. Mais la généralisation de l'interprétation à des quatrains qu'on ne comprend pas nécessairement conduit à des exercices lexicographiques d'un intérêt parfois douteux, ou à un simple remplissage proche de la paraphrase, accompagné d'annotations qui marquent l'impuissance de l'interprète à saisir même le référent historique ou littéraire du quatrain. Elles débouchent, chez le sceptique, sur le constat que Nostradamus se serait trompé. Brind'Amour abuse de cette conclusion, laquelle ne ratifie en réalité que l'inexactitude de ses hypothèses initiales et les limites de ses suppositions et méthodes d'analyse.

Il me semble futile de vouloir a priori rendre compte de la totalité d'un texte qui demande à être apprivoisé prudemment, par paliers, et sous l'éclairage des autres écrits de Nostradamus, généralement délaissés ou ignorés. Pour ma part, je ne m'empare pas systématiquement de tel ou tel quatrain : c'est le quatrain qui m'appelle, m'intrigue, et ne me quitte que lorsque je crois avoir trouvé une réponse satisfaisante à l'énigme qu'il soulève. Ainsi, depuis mai 2000, j'ai proposé une interprétation pour seulement douze quatrains : à savoir I 15, I 16, I 35, I 48, I 84, IV 33, IV 88, VI 23, VIII 69, X 39, X 100 et P 55.0.

Le quatrain I 52, "mon treizième", est particulièrement intrigant compte tenu de l'aporie posée au premier vers, et contrairement aux précédents, la face du Janus la plus éclairée selon l'hypothèse que j'ai formulée au congrès du CURA de décembre 2000, serait a priori le passé et non le futur. Rappelons que la figure allégorique janiforme suppose l'existence d'un référent historique ou littéraire appartenant au passé, d'une vision du futur qui le rappelle, et d'une liaison telle que tous les détails du quatrain ne s'appliquent pas indifféremment aux deux séries événementielles : certains d'entre eux se rapportent au passé, d'autres au futur. C'est pourquoi le quatrain n'explique pas toujours toute la configuration historique et géopolitique, car l'interprétation juste naît précisément de l'entrecroisement des deux séries événementielles. Le quatrain I 52 en est l'illustration parfaite.
 

Les deux malins de Scorpion conjoints,
Le grand seigneur meurtri dedans sa salle :
Peste à l'eglise par le nouveau roy joint,
L'Europe basse & Septentrionale.

[Texte des éditions de 1555. L'édition de septembre 1557 donne "conjoinct" au singulier, "meurtry", et "joinct".]

Littéralement, le premier vers devrait se lire : "quand les deux planètes malignes du Scorpion seront conjointes [en Scorpion]". L'aporie tient au fait que ces "deux malins de Scorpion" n'appartiennent pas à la tradition astrologique, car il n'existe pas deux planètes néfastes associées au Scorpion, mais une seule. Ainsi, énoncer comme le fait Nostradamus, que les deux planètes malignes du Scorpion seront conjointes, devait être incompréhensible pour le lecteur de son temps. Je reviendrai sur l'explication de cette aporie en fin d'étude.

Les interprétations de ce quatrain sont quasi inexistantes. Dans son Janus françois, Chavigny situe le début du quatrain pour l'année 1588 : le duc de Guise sera assassiné "par le conseil de deux malins" qu'il n'identifie pas (1594, p.254). Les vers suivants, rabotés de l'hémistiche "Peste à l'eglise", concerneraient une époque ultérieure, non précisée. La censure de Chavigny illustre à souhait les déclarations de Nostradamus dans la première préface à ses centuries, soulignant certaine "humaine mutation que advienne scandalizer l'auriculaire fragilité" (Préface à César, 8).

Pour Étienne Barbazan, l'anonyme de la Lettre critique du Mercure de France, incapable d'identifier correctement le quatrain, il serait question au second vers du duc de Parme, Pier Luigi Farnese, assassiné le 10 septembre 1547 à Plaisance, en raison de sa politique laxiste envers les luthériens (1724, p.2375). Mais à cette date, Mars est en Vierge, Saturne en Sagittaire et Pluton en Verseau (cf. infra sur la "malignité" de ces planètes et de leur éventuelle association au signe du Scorpion). Pour Leoni (1961, p.579), après examen des dates données par Wöllner (Karl Weidner) qui lit "en Scorpion conjoints", l'assassiné est le sultan Selim III, mais le 28 juillet 1808, Saturne est en trigone de Mars ! D'autres y voient une allusion à la mort naturelle de Selim Ier en septembre 1520, au moment d'une opposition Mars-Saturne ! A ce petit jeu irrespectueux du texte, on peut inventer à peu près n'importe quoi, et c'est même devenu un moyen de vendre des livres pour des historiens qui ne se sont pas autrement illustrés dans leur domaine habituel de recherche.

Brind'Amour (1996, p.124), qui marque un pluriel au mot "joint" (qui devient "joints") faute d'avoir compris que l'accord peut se faire avec le "nouveau roy" (cf. infra), imagine une conjonction de Mars et de Saturne en Scorpion en octobre-novembre 1600, sans donner d'interprétation : en fait la conjonction a lieu le 8 septembre 1600 à 26° de la Balance, et au 1er novembre 1600, les deux planètes sont déjà séparées d'un signe zodiacal ! Cet ouvrage est souvent le seul disponible sur Nostradamus dans de nombreuses bibliothèques universitaires, et le lectorat estudiantin ne bénéficie hélas d'aucune alternative pour corriger ses inepties minimalistes.
 

L'empire de Batou Khan

De l'histoire "universelle", européo-centrée et nombriliste, enseignée dans les écoles, sont exclues les réalités géopolitiques défavorables aux clichés idéologiques qui sous-tendent son discours. De même, l'omniprésence de l'astrologie jusqu'au XVIIe siècle et l'enthousiasme des hommes qui l'ont enseignée, défendue ou débattue sont rayés des manuels d'histoire par des idéologues payés pour faire accroire que la probité historique, voire "scientifique", serait plus respectée en Occident qu'en Chine, chez les Musulmans ou dans telle tribu africaine. Un leurre -- et c'est à peine si quelques historiens cherchent à se représenter la réalité géopolitique de la période qui va nous intéresser : le milieu du XIIIe siècle, marqué par une "peste à l'Église" comme le déclare Nostradamus dans le quatrain 52 de la première centurie.

A sa mort en août 1227, le plus grand conquérant de l'histoire, Genghis Khan, n'avait pourtant pas accompli son rêve d'unifier, au sein d'un même empire euro-asiatique, les territoires compris entre les océans Pacifique et Atlantique. Ses fils se partagèrent son immense héritage. L'un d'entre eux, Ögödei, fut nommé grand Khan, et à son petit fils Batu ou Batou (1204-1255), le fils aîné de l'aîné de Gengis décédé avant son père, furent attribuées les steppes de l'ouest, au-delà de l'Oural, et le commandement des armées de ces territoires conquis ou à conquérir. Les campagnes mongoles à l'assaut de l'Ouest se succédèrent entre 1236 et 1242 et se soldèrent par la soumission des principautés russes septentrionales et méridionales (de Novgorod jusqu'à Kiev détruite), par l'extermination des Coumans installés au flanc nord de la mer Noire, par des incursions dévastatrices en Pologne puis en Hongrie. La ville de Pest, sur la rive gauche du Danube, et qui donnera avec Buda son nom à la capitale hongroise au XIXe siècle, fut entièrement détruite, et le souverain hongrois Bela IV fut expatrié.

Les hordes mongoles de Batou, aux portes de l'Autriche et de Constantinople, s'apprêtaient à déferler sur l'appendice occidental de l'Europe, quand Batou fut informé de la mort de son oncle le grand souverain Ögödei, en décembre 1241. Peu confiant envers les intentions de ses cousins et rivaux à son égard, Batou décide de mettre un terme à ses conquêtes : l'Europe chrétienne était miraculeusement épargnée. Les armées mongoles quittèrent l'Europe par le sud, en saccageant au passage une partie de la Serbie, de la Bulgarie, et plus au nord la Valachie et la Moldavie. Batou s'installait à Saraï, au sud de la Volga, et devint le nouveau roi du khanat dit de la Horde d'Or (ou horde dorée), qui subsistera deux siècles aux flancs nord et sud de l'Occident chrétien. La plupart des régions et pays mentionnés payèrent un tribut aux Mongols de la Horde d'Or pendant des années, y compris les Bulgares en 1254, comme l'atteste une lettre de Bela IV au pape. L'Europe "basse et Septentrionale", de la Mer Noire jusqu'au golfe de Finlande, étaient soumises (cf. Denis Sinor, "The Mongols in the West" in Journal of Asian History, 33.1, 1999).

Ce scénario historique illustre les trois derniers vers du quatrain. Le terme "joint" s'accorde à Batou, devenu de fait le nouveau roi du khanat de la Horde d'Or, à l'ouest du vaste empire mongol. Ce sont aussi les régions basses et septentrionales de l'Europe qui ont été réunies dans une seule entité territoriale. La plupart des territoires orientaux de l'Europe christianisée ont été dévastés, y compris les bastions stratégiques de Pest et de Buda en Hongrie : "Peste à l'église" ! Cependant le second vers spécifie que le grand seigneur, Ögödei, est meurtri dans sa salle, c'est-à-dire assassiné dans une grande pièce d'habitation destinée à recevoir des hôtes. Les annales officielles mongoles rapportent que le souverain, grand buveur, serait décédé par suite des excès de boisson. Cependant certains historiens se sont interrogés sur les causes réelles de son décès, avançant que son épouse, l'ambitieuse Töregene, qui se proclame régente et lui succède entre 1241 et 1246 avant de faire élire son fils Güyük à la tête de l'empire mongol, pourrait avoir été l'instigatrice de sa mort, favorisant son penchant. C'est ce scénario, somme toute "classique" et qui hante l'imaginaire et la conscience de nombreuses femmes, qui sera retenu par Nostradamus au second vers du quatrain.
 

La réplique historique de 1917 : la révolution d'octobre

L'histoire se répète, et les événements de l'année 1917 et des suivantes sont bien connus. La révolution d'octobre marque la fin du tsarisme. Le dernier tsar Nicolas II est assassiné avec sa famille et sa suite dans les caves de la villa Ipatiev à Yekaterinburg (ou Sverdlovsk de 1924 à 1991), dans la nuit du 17 au 18 juillet 1918. Le terme "salle" au second vers pourrait se rapporter à l'homophone latin cella (cellier, cave, réduit). L'Église orthodoxe est persécutée par les bolcheviks qui multiplient les exécutions sommaires, la confiscation des propriétés et la destruction des églises. Le 30 septembre 1917, Léon Trotsky est élu président du soviet de Petrograd, et devient le chef militaire de l'Armée rouge. C'est lui qui est désigné sous l'expression "nouveau roi joint" -- c'est-à-dire associé à son camarade Lénine avec qui il partage le pouvoir. Ainsi, comme souvent chez Nostradamus, un quatrain "janiforme" (à deux faces) ou bipolaire, ne s'applique pas strictement à la configuration événementielle de la source ni à celle destinée, mais opère à leur jonction. Le terme "joint" précisément, à la rime du troisième vers, qui semblait se référer aux deux entités européennes en 1241, mais avec une faute d'accord, s'applique aussi au "nouveau roi" de la révolution russe.
 

Les deux malins de Scorpion

Les deux planètes malignes de l'astrologie hellénistique sont Saturne et Mars, désignées par les expressions "infortuna major" et "infortuna minor" au XVIe siècle. Dans l'astrologie babylonienne, le seigneur de la terre Ninurta, associé à Saturne et garant de l'ordre et de la stabilité du monde, n'avait pas les connotations péjoratives que les Grecs lui ont ultérieurement attribuées. En 1601 encore, Kepler redéfinit les caractéristiques des deux planètes malignes par des proportions élémentales : Saturne par un défaut de chaleur et un excès d'humidité, Mars par la combinaison inverse (cf. ma thèse doctorale de 1993 et mon texte "Le Planétaire (Organisation et Signification des Opérateurs planétaires)", CURA, 2000).

Mais même dans cette tradition, il n'existe pas deux planètes néfastes du Scorpion, car si Mars a son domicile en Scorpion, Saturne ne lui est pas associé, ni par domicile, ni par exaltation. En revanche, l'astrologie moderne considère Saturne et Pluton comme les deux planètes les plus néfastes, et les théories syncrétistes tiennent Mars et Pluton pour les planètes associées au Scorpion. Dans ma thèse de 1993, Pluton est domiciliée en Scorpion, mais c'est Saturne qui y est exaltée (L'astrologie : Fondements, Logique et Perspectives, Paris I (Sorbonne), 1993, p.258). Il en résulte que tout se joue entre ces trois planètes. (sur la justification de la nature planétaire de Pluton, cf. Forum du CURA).

Le premier vers du quatrain 52, "les deux malins de Scorpion conjoints" implique une conjonction de deux planètes malignes en Scorpion. Mais la lecture adoptée par la plupart des interprètes, à savoir "les deux malins en Scorpion conjoints" est à la fois incorrecte et trop laxiste, sachant que les conjonctions entre Mars et Saturne (les deux maléfiques de l'astrologie grecque), ou même entre Mars et Pluton (les planètes scorpionistes -- cf. Roussat (1550, p.145) -- de l'astrologie moderne) se produisent environ tous les trente ans, par exemple en août 1572, septembre 1602, octobre 1630, etc ... pour la conjonction Mars-Saturne.

Mais seuls Pluton et Saturne ont une révolution sidérale assez grande pour déterminer une date sans ambiguïté. Le cycle Saturne-Pluton a une période moyenne de 33 ans et 158 jours (cf. Cyclologie astrale: cycles et âges planétaires, CURA, 2003). La conjonction en Scorpion a théoriquement lieu tous les 400 ans environ, mais ce modèle ne correspond pas à la réalité cyclique, compte tenu de l'irrégularité de l'orbite plutonienne et de la projection de la position plutonienne sur l'écliptique. Ainsi au cours de la période prospective dans laquelle se situent les Prophéties (1555-2242), la conjonction n'a jamais lieu en Scorpion, mais au début du Sagittaire en novembre 1750 et à la fin de la Balance en novembre 1982. Il faut remonter au 15 novembre 1248 pour trouver une conjonction Saturne-Pluton au milieu du Scorpion, en réalité un amas planétaire auquel participent aussi Mars, Vénus et la Lune. Cette date est celle adoptée par Nostradamus : une date mitoyenne à mi-chemin entre le décès du grand seigneur Ögödei en décembre 1241 et celui du nouveau roi Batu Khan en 1255. En revanche la révolution soviétique est marquée par une banale conjonction Mars-Saturne le 1er octobre 1917 à 12° du Lion.
 

Mais les ruses nostradamiennes sont "à double rebras" comme l'ont observé ses adversaires de l'époque, et à y regarder d'encore plus près, il n'est pas impossible que l'expression "malins de Scorpion" (et non du Scorpion) ne désigne pas, malgré les apparences, des planètes traditionnellement "malignes" ou néfastes, mais trivialement des hommes nuisibles (ou rusés, si l'on accepte une dérivation sémantique plus moderne du terme) ! En effet le révolutionnaire russe Léon Trotsky est né le 7 novembre 1879 à Odessa sous le signe du Scorpion (le Soleil à 15° du Scorpion). Et l'autre malin, Batou Khan, serait également né sous le signe du Scorpion s'il faut en croire l'image suggérée au premier vers. Cette hypothèse est renforcée par la méfiance et la sagesse du conquérant, qui a su conserver ses domaines et déjouer les pièges tendus par son cousin Güyük, le nouveau grand seigneur, précisément décédé en 1248.

La mise en parallèle des deux séries événementielles conduit à l'interprétation simplifiée qui suit : Aux temps de Batou Kahn et de Trotsky, tous deux nés sous le signe du Scorpion, avant et après la formation de l'amas planétaire Mars-Saturne-Pluton en novembre 1248 et lors de la conjonction des deux planètes traditionnellement néfastes en octobre 1917, l'Église chrétienne subira le ravage de ses zones d'influence orientales, et à ces occasions le grand souverain mongol sera empoisonné au cours de beuveries, et le dernier tsar de Russie sera assassiné dans une cave à vin.
 
Retour à l'index
Bibliographie
Retour Nostradamica
Accueil CURA
 
Patrice Guinard: Peste à l'église par le nouveau roy joint :
De Batou Khan à Trotsky (1241-1917)

http://cura.free.fr/dico8art/806D1-52.html
22-06-2008 ; updated 15-05-2018
© 2008-2018 Patrice Guinard