CORPUS NOSTRADAMUS 53 -- par Patrice Guinard
 

Les éditions de l'oeuvre rabelaisienne pour servir à la compréhension de celles de Nostradamus
 

Cette étude comparative entre deux géants de l'écriture française au XVIe siècle, tous deux médecins, lesquels se sont croisés au début des années 30 à la faculté de médecine de Montpellier et ont oeuvré à vingt ans d'intervalle, a pour intérêt de montrer que des problématiques, des interrogations, et des suspicions comparables touchent l'édition et la parution de leurs ouvrages respectifs. Je me réfère principalement à la volumineuse étude de Stephen Rawles et Michael Screech parue chez Droz en 1987 (New Rabelais Bibliography, abrégée NRB). Le nombre d'éditions recensées des oeuvres rabelaisiennes et pseudo-rabelaisiennes (148), de 1531 à 1626, est comparable à celui des oeuvres nostradamiennes et pseudo-nostradamiennes pour une période équivalente et décalée de vingt ans. Les Prophéties à elles seules seront imprimées plus de 90 fois entre 1555 et 1655.
 

1. L'oeuvre pantagruéline

La première édition du Pantagruel aurait été éditée à la fin de l'année 1531 selon Rawles and Screech (NRB 1, p.69), à Lyon chez Claude Nourry, l'éditeur, le 29 juin 1508, du fameux Kalendrier des bergiers (Engamarre, 2008, n.14.1508.1, p.45). L'iconographie soignée de cette édition rappelle celle du Calendrier. Douze éditions, parisiennes et lyonnaises, suivront entre 1533 et 1542, incluant, à partir de 1537, la Pantagrueline Prognostication.

La toute première édition de la Pantagrueline prognostication (cf. infra) pourrait être celle que j'attribue à Claude Nourry dit le Prince (Screech NRB 17 ; BNF Paris: Rés. Y2 2149 ; image ci-dessous), malgré qu'elle soit encore attribuée à François Juste (Gallica). La similitude des vignettes encadrées est frappante. Mais je ne veux me lancer dans la rectification de la bibliographie de Rabelais ayant assez affaire avec celle de Nostradamus, lequel aura dans les années 50 pour plus fidèle imprimeur Antoine du Rosne, successeur de Sainte-Lucie, lui même successeur de Nourry (cf. CN 27). Une nouvelle affinité, cette fois par l'imprimerie, entre les deux médecins et docteurs (cf. CN 201) de l'université de Montpellier !

Kalendrier des bergiers, Lyon, Claude Nourry, 1508 Rabelais, Pantagruel, Lyon, Claude Nourry, 1531 Pantagrueline prognostication, Lyon, Claude Nourry, 1532
 

Entre le Pantagruel (1531) et le Gargantua (1534), Rabelais a fait paraître sa Pantagrueline Prognostication (1532 ; cf. infra) et édité un certain nombre de textes latins chez Sébastien Gryphius à Lyon : en 1532, un recueil de textes d'Hippocrate et de Galien, un traité du médecin Giovanni Manardi, le testament de Lucius Cuspidius, et en 1534, la Topographie de la Rome antique de Giovanni Bartolomeo Marliani. Pareillement, Nostradamus a préparé une traduction versifiée des Hieroglyphica d'Horapollon, probablement en 1541, et fit paraître en 1557 une adaptation de La Paraphrase de Galien sur l'exortation de Ménodote, qui est vraisemblablement une version retouchée d'un travail scolaire effectué lors de ses études à Montpellier.

Six éditions lyonnaises du Gargantua paraissent entre 1534 et 1542. Le texte est associé en 1542-1543 aux deux premiers opus de l'oeuvre pantagruéline. A partir du Tiers Livre, la mention de l'auteur, François Rabelais, remplace ses divers pseudonymes : son anagramme "Alcofribas Nasier" pour les premières éditions du Pantagruel, "Alcofribas abstracteur de quinte essence" dans les suivantes, ou encore "Alcofribas architriclin dudict Pantagruel" ("architriclin" signifiant le maître du banquet, gratifié du pouvoir "miraculeux" de fournir du vin aux convives, par une allusion bouffonne à l'eucharistie) dans la Pantagrueline Prognostication, ou même simplement "l'abstracteur de quinte essence" dans Gargantua.

Une dizaine d'éditions du Tiers Livre paraissent entre 1546 et 1552, d'abord à Paris chez Chrestien Wechel, avec un privilège pour six ans qui ne sera pas respecté, puisque huit autres éditions, lyonnaises, parisiennes, et même une toulousaine et une valentinoise, paraîtront la même année et l'année suivante. L'édition valentinoise "chés" Claude La Ville (Lyon, 1547) des trois premiers livres pantagruéliques (NRB 38) a été piratée et antidatée par un éditeur peut-être genevois au début du XVIIe siècle. Plus d'une vingtaine d'exemplaires de cette édition ont été recensés par Rawles et Screech (pp. 212-215).
 
 
Gargantua, Valence, Claude La Ville, 1547 Gargantua, [Genève?], [c.1600?]

Une version courte du Quart Livre est parue en 1548 dans quatre éditions lyonnaises, et dans la première édition rouennaise connue d'un ouvrage rabelaisien (chez Vincent Coffin). Huit éditions de la version longue du Quart Livre ont été recensées par Screech et Rawles pour 1552 et pour 1553, l'année de la mort de Rabelais. On notera que les éditions de 1552 des troisième et quatrième Livres (NRB 37 et NRB 51) sont parues sous le nom d'un éditeur lyonnais, Jehan Chabin, inconnu par ailleurs. Rawles et Screech montrent qu'il s'agit probablement d'éditions parisiennes de Michel Fezandat. On retrouve des situations similaires avec l'éditeur en 1556 des Prophéties de Nostradamus, "Sixte Denyse", qui n'est connu que par la mention qu'en donne La Croix du Maine dans sa Bibliothèque (cf. CORPUS NOSTRADAMUS 25), et avec l'éditeur lyonnais de ses Almanachs pour 1565, pour 1567, et probablement aussi pour 1566, à savoir Benoist Odo, inconnu par ailleurs.

Le Cinquième Livre a été publié à titre posthume, d'abord dans une version partielle en 1562 sous le titre L'isle Sonante, puis dans une version plus étoffée en 1564, soit une dizaine d'années après le décès de son auteur supposé. L'authenticité de ce texte a été contestée dès 1604 par Louis Guyon et Antoine du Verdier. Les partisans d'un texte apocryphe s'opposent à ceux d'un texte authentique en son entier ou en partie, sans que la question ait pu faire l'objet d'un réel consensus. Une problématique comparable enveloppe les trois dernières centuries des Prophéties, encore qu'elles ont été publiées seulement deux ans après sa mort, avec une épître datée de 1558 qui renverrait à une édition perdue parue à cette date, et chez un éditeur très connu, Benoist Rigaud, contrairement aux premières éditions du Cinquième Livre de Rabelais parues sans indication du lieu. Le caractère supposé posthume du second livre des Prophéties, au prétexte qu'aucun exemplaire de ou des éditions de 1558 n'a été retrouvé, a conduit un Bruno Petey-Girard à l'exclure de son édition Flammarion en 2003.

Les oeuvres de Rabelais, incluant la Pantagrueline Prognostication qui est un véritable sixième opus de l'opera rabelesiana (le second en date), ont été rassemblées et publiées maintes fois, à partir de 1556 sans le Cinquième livre (la date de 1553 pour NRB 58 me semble douteuse), et l'incluant dix ans après. Screech et Rawles en ont recensé 36 éditions jusqu'en 1626, essentiellement lyonnaises (Jean Martin, Pierre Estiard) et anversoises ("François Nierg", Jean Fuet), mais jamais parisiennes. Eugénie Droz a montré que les éditions prétendûment anversoises de "François Nierg", un imprimeur inconnu, seraient des éditions publiées à Montuel près de Lyon par Charles Pesnot (NRB 67, 68 et 70 ; cf. "Les Oeuvres de M. François Rabelais, A Anvers, par François Nierg, 1573", in Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, 23, 1961, pp.588-591). Et l'édition NRB 92 des Oeuvres de Rabelais (Troyes, "Loys, qui ne se meurt point", 1613) aurait été imprimée clandestinement à Rouen par Raphaël du Petit-Val (Pierre Louÿs, 1914, pp.166-170), éditeur de Marot en 1596, du faiseur d'almanachs Pierre de Larivey en 1600, du poète Philippe Desportes en 1611, et aussi imprimeur d'éditions tronquées des Prophéties parues en pleine crise ligueuse. Le fleuron terminal (à la tête de méduse) est proche de celui figurant au titre de l'édition anversoise des Prophéties parue en 1590.
 

2. La Pantagrueline Prognostication

053A Pantagrueline prognostication
certaine veritable & infalible pour l'an mil D.XXXIII [1533]
nouvellement composee au profit & advisement de gens estourdis et musars de nature
par maistre Alcofribas architriclin dudict Pantagruel
De nombre d'or non dicitur [on ne dira rien] / je n'en trouve point ceste annee
quelque calculation que j'en aye faict / Passons oultre /
Qui en a si s'en defface en moy / qui n'en a sy en cherche.
Verte folium [tourne la page]

[Lyon, François Juste, 1532], in-4, 4 ff.
° BNF Paris: Res Y2-2125 ; BM Grenoble: Res P 8994


Screech et Rawles recensent cinq éditions de la Pantagrueline Prognostication entre 1532 et 1534. La vignette de la première (NRB 14, s.l.n.d.) reprend une illustration, légèrement rabotée dans le bas, de La grand nef des fols de Sébastien Brant, ouvrage édité par François Juste à Lyon en 1530. Screech a donné chez Droz en 1974 une édition critique du texte à partir de l'edition princeps (NRB 14, image 1) et Mireille Huchon une autre vingt ans après à la Pléiade à partir de l'edition François Juste de 1542 (NRB 12). La Pantagrueline Prognostication pour l'année 1533 est rééditée avec quelques remaniements pour les années 1535, puis 1537 et 1538, et finalement en 1542 (Lyon, François Juste) avec la mention "pour l'an perpetuel". Les vignettes aux titres d'une édition parisienne (?) non datée (NRB 15) et de l'édition François Juste (Lyon, 1537, NRB 11) présentent un scribe attablé provenant du Kalendrier des bergiers et qui deviendra astrologue ou astrophile dans les oeuvres de Nostradamus.
 
 
Pantagrueline Pronostication, Lyon, François Juste, 1532 Pantagrueline Pronostication, Paris ?, 1533 ? Pantagrueline Prognostication, in éd. Fr. Juste, Lyon, 1537

 

Rabelais déclare en sa préface "au liseur benivole" avoir "crocheté tout ce que jamais penserent tous les astrophiles, hypernephelistes, anemophilaces, uranopetes et omphobores", autrement dit pour l'helléniste, ceux qui s'élèvent au-dessus des nuages en surveillant les vents pour retomber du ciel en apportant la pluie, lesquels désignent aux premiers chef et chapitre, les "folz astrologues de Lovain, de Nurnberg, de Tubinge et de Lyon" (éd. Screech, 1974, pp.6-7).

Dans les années 1490-1520, notons la Pronostication de Louvain de Jaspart Laet, fils du pronostiqueur Jean Laet, puis celles de Guillaume Amours (1510-1520), "docteur en medecine de Louvain", et d'Henry de Fines (1515-1530), les publications de Jean Thibault à Lyon dans les années 20 et 30, la parution en 1531 "du" Periode de Turrel, en 1532 la Pronostication nouvelle pour l'an 1533 de Jaspar [II] Laet ou Jaspar de Jonghe, le rival de Jean Thibault (Lyon, Jacques Moderne, BM Toulouse: Mf. 557), et celles de Joseph Gruenpeck à Nuremberg. Le célèbre Johannes Stoeffler, décédé en 1531, enseignait à Tübingen. Rabelais pensait probablement à d'autres auteurs et à d'autres textes dont la quasi totalité a péri dans le naufrage de cette littérature populaire jugée mineure par les érudits des siècles ultérieurs. C'est dommage pour les quelques perles noyées dans la vase, parmi lesquelles figurent assurément nombre d'almanachs nostradamiens auxquels se sont substitués, pour nombre d'entre eux, des contrefaçons à partir desquelles nous essayons aujourd'hui de savoir ce qu'a véritablement écrit l'astrophile salonais. Et Jaspart Laet se plaint déjà, un demi-siècle avant lui, des contrefaçons dont ses pronostications annuelles sont l'objet et qui circulent sous son nom ! (cf. Charles Perrat, 1953, p.62).

L'anti-pronostication de Pantagruel, ou plutôt de son maître de banquet Alcofribas, s'aligne sur le ton facétieux et satirique des grandes oeuvres pantagruélines, où se lisent une dédramatisation des effets célestes sur les affaires terrestres et le retour au bon sens, et où l'absurde cotoie le rire caustique devant la surenchère au merveilleux et aux bouleversements événementiels communément présentés dans ces publications. Si les astres ne présagent que le nécessaire et l'essentiel, il faudra d'abord que l'obligatoire et le plus que nécessaire soient aussi annoncés par les astres. Ainsi l'éclipse lunaire du 4 août 1533, sous la rétrogradation de Saturne, présage que "le ventre ira devant" et que "le cul se assoyra le premier" (éd. Screech, 1974, pp.9-10) ! L'année 1533 ne sera pas propice aux guérisons spectaculaires, car hélas "les aveugles ne verront que bien peu, les sourdz oyront assez mal, les muetz ne parleront guieres" (éd. Screech, 1974, p.11) ! Et tous seront rongés par l'universelle maladie qu'Averroës appelle "faulte d'argent". Quant aux comètes, dont on a fait des romans et qui sont le levain du spectaculaire de l'époque, elles ne produisent pas toujours les effets annoncés, même en présence de la tout aussi redoutée rétrogradation de Saturne : "mourra à l'hospital ung grant marault tout catarrhé et croustelevé." (éd. Screech, 1974, p.12) !

La Prognostication du disciple de Lucien s'inspire assez largement de La Prenostication de maistre Albert Songecreux (Paris, 1527), attribuée à l'acteur comique Jean de L'Espine du Pont-Allais, et déjà mentionnée sous le nom de "Songecrusyon" dans la liste des ouvrages que Pantagruel découvre à Paris (cf. le chapitre 7 du Pantagruel, et Montaiglon 12, 1877). Elle s'inspire aussi, comme l'a signalé Screech, de la tradition des almanachs satiriques et burlesques en vogue en Allemagne au début du siècle, comme les Ridicula sed jucunda quaredam vaticinia de Joachim Fortius Ringelbergius, les pronostications de Jakob Henrichmann, ou les vaticinations de Heinrich Starrenwadel. En France, Jean Molinet avait ouvert la veine d'une littérature satirique et joyeuse, mi-savante et mi-grivoise, dès 1476 (cf. CN 23). Le texte de Rabelais est à son tour plagié par La Bourdanière au début du XVIIe siècle (Manifeste et predictions, Paris, 1620, in éd. Fournier, 1857, vol. 7) et inspire aussi, du moins au titre, l'auteur du Discours facetieux des signes veuz au ciel par un aveugle, et interpretez par un muet, & entendus par un sourd, (Guillaume Sauce, 1609, in-8, 4 ff., BNF Paris: RES Y2-2607 ; édité par Rudolf Schenda en 1961 in Die französische Prodigienliteratur in der zweiten Hälfte des 16. Jahrhunderts, München, Max Hueber, p.92 et p.93).

La Pantagrueline Prognostication répond plaisamment à la querelle de la conjonction de 1524, marquée par la position simultanée de Mars, Jupiter et Saturne à environ 10° des Poissons, initiée par Johannes Stoeffler et Jakob Pflaum, et relayée par des dizaines d'astrologues européens, surtout en Allemagne et en Italie (cf. Hellmann, 1914, vol.1, pp.25-67). "Toutesfoys ne yront tant de Lifrelofres à sainct Hiaccho comme feirent l'an D. XXIIII." (éd. Huchon, p.930). Screech y voit à raison une allusion à la situation alarmante déclenchée par la crainte de la grande conjonction de 1524 : les allemands enivrés [surtout parmi les astrologues quelque peu illuminés], ne seront pas aussi nombreux [cette année, car les conjonctions planétaires ne sont pas aussi déterminantes] à se rendre à Saint-Jacques-de-Compostelle [pour prier Dieu et prévenir le déluge annoncé], comme ils le firent en 1524.

Mais comme le note Thorndike, et contrairement aux idées reçues, les astrologues sérieux furent les plus sévères critiques des prédictions s'autorisant de leur discipline, à l'inverse des théologiens portés à dramatiser les conséquences des effets supposés des cycles planétaires : " [they] were the severest critics of one another and even of astrology itself, while theologians discussed the subject not to oppose but to support the more traditional and even extreme sort of astrological prediction." (Thorndike, 1941, vol. 5, p.233).

"Voilà le public [conclut Screech en 1979] devant lequel Rabelais pouvait faire (...) paraître les professeurs de théologie de Paris dans toute leur stupidité, leur perversité et leur bafouillante bêtise." (Screech, 1979 ; trad. franç. 1992, p.166). Curieuse conclusion qui ne voit que le passé : serait-elle sans rapport avec la situation de nos idéologues modernes, qui se refilent les places dans les départements d'université et considèrent avec dédain et suffisance les recherches actuelles sur l'astrologie, sur son histoire, et sur les oeuvres largement méconnues de Nostradamus ?

L'auteur de la Pantagrueline Prognostication n'apparaît pas lui-même comme un bien meilleur uranopète que les fous de Louvain raillés dans son texte, puisque dans sa Sciomachie (Lyon, Sébastien Gryphe, 1549) écrite à la demande de son protecteur le cardinal Jean du Bellay (occupant dans sa cour le neuvième rang sur une peuplade de 103 personnes [1]) et à l'occasion des fêtes organisées par le cardinal à Rome le 14 mars 1549 en l'honneur de la naissance du dernier né de Catherine de Médicis, le duc d'Orléans Louis de France, advenue le 3 février "entre trois et quatre heures du matin (...) au chasteau de Saint Germain en Laye", il exprime quelques velléités de nature astrologique, et plus spécifiquement horoscopiques : "un si grand Prince destiné à choses si grandes en matiere de chevalerie, et gestes heroiques, comme il appert par son horoscope, si une fois il eschappe quelque triste aspect en l'angle Occidental de la septieme maison" (éd. Huchon, 1994, p.959-960). Malheureusement Louis meurt à Mantes le 24 octobre 1550 sans avoir l'opportunité d'expérimenter la traditionnelle maison du mariage. En somme une brève mais bien piètre performance n'autorisant pas à se hausser au-dessus du pronostiqueur commun, si se gausser suffit...

[1] Selon Robert Marichal, "Le dernier séjour de Rabelais à Rome", in Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 124.4, 1980, p.686.
 

3. Les almanachs rabelaisiens

Un certain nombre d'almanachs de nature médicale sont parus sous le nom de François Rabelais, et notamment ceux pour les années 1533, 1535 et 1541 (éds. Screech, 1974, & Huchon, 1994), que Plan (1904), Rawles & Screech, et la plupart des spécialistes considèrent généreusement comme authentiques en raison de la mention du nom de l'auteur au titre, "Composé par moy François Rabelais, Docteur en Medecine, et Professeur en Astrologie" dans l'Almanach pour 1533 ; et même s'il signait invariablement à cette époque Alcofribas, on peut considérer que l'obligation de mentionner le nom de l'auteur au titre de ce type de publication était plus respectée du temps de François Ier que par la suite. L'auteur des almanachs au moins ne se contente pas de reprendre les données brutes de Stoeffler, mais sait les adapter pour le méridien de Lyon "par 45° 15' en latitude et 26° en longitude".

Les quelques extraits manuscrits retrouvés de ces textes ne relèvent ni du style caustique, ni de manière évidente de l'esprit de l'auteur de la Pantagrueline Prognostication, et il n'est pas du tempérament de Rabelais d'ajouter de l'eau à son vin. L'auteur mentionne la lettre d'or et les habituelles prévisions de ce genre de publications : "ledit an, au mois de May, il ne peut estre qu'il n'y ait notable mutation tant de Royaumes que de Religions, laquelle est machinée par convenance de Mercure avec Saturne" (Screech, 1974, p.41) -- indications et propositions dont se moque pourtant l'auteur de la Pantagrueline Prognostication, qui conseille encore à Gargantua de délaisser "l'Astrologie divinatrice, et l'art de Lullius comme abuz et vanitez." (Pantagruel, 8, éd. Huchon, p.244).

Les témoignages et attestations d'un Rabelais auteur d'almanachs et de pronostications, "patron des pronostiqueurs" pour reprendre le terme de Verdun Saulnier, sont quasi inexistants de son vivant, comme dans les périodes qui suivront.

Screech et Rawles recensent une dizaine d'exemplaires de la Pantagrueline Prognostication entre 1532 et 1534, mais aucune copie des almanachs n'a été retrouvée, à l'exception des tout premiers feuillets de l'Almanach pour 1541. Des fragments des almanachs pour 1533 et 1535 sont connus par un manuscrit latin du XVIIe siècle, la Rabelaesina Elogia d'Antoine Le Roy (BnF: ms lat 8704), et insérés au secours d'une démonstration tendant à rétablir l'orthodoxie de l'opera pantagruelina. On retrouve une version du début de l'introduction du premier almanach dans le texte d'une pronostication beaucoup plus tardive, la Pronostication perpetuelle composée & practiquée par les expers anciens, et modernes Astrologues, & Medecins, parue à Paris chez Antoine Houic vers 1570 (cf. Saulnier, 1954, pp.127-128). Cet indice qui semble appuyer l'authenticité de l'almanach rabelaisien, pourrait n'être qu'un leurre, tant la documentation dont on dispose, reste fragmentaire. Nul doute qu'entre 1533 et 1570, de nombreux maillons aujourd'hui manquants permettraient d'éclaircir la question.

Les années 1533 et 1535 correspondent aux dates effectives de parution de la Pantagrueline Prognostication, et les almanachs pour ces années pourraient avoir été fabriqués pour doubler en quelque sorte ces parutions, ou encore être des oeuvres de commande, écrites pour contrebalancer certaines accusations d'impiété qui circulaient parmi les théologiens et censeurs de la Sorbonne après la publication du Pantagruel -- même si Rabelais bénéficiait de la protection de l'évêque de Paris Jean Du Bellay.

François Ier, qui aurait tenu à vérifier par lui-même les rumeurs d'hérésie ou d'athéisme portées à l'encontre de l'auteur du Pantagruel, se serait fait lire l'ouvrage par Pierre du Chastel, évêque de Mâcon, "et, ne jugeant pas que l'accusation fût fondée, il accorda sa protection à l'auteur." (Michaud, 36, 1823, p.481). "En 1552, dans une lettre au cardinal de Châtillon, Rabelais fait allusion à cet événement et se flatte de ce que François Ier n'ait trouvé aucun passage suspect." (Screech, 1992, p.47).

C'est le même évêque qui vint au secours du recteur du collège de Dijon, Pierre Turrel, dont il aurait été le disciple dans sa jeunesse, lors d'accusations similaires mais sans doute plus fondées, des accusations d'impiété contre le droit canonique et civil et contre les écritures sacrées ("Turrellus praeceptor impietatis accusaretur, quod contra jura canonica & civilia, contraque sacras literas, ex astris fata hominibus eventura praedicere diceretur", Galland, 1674, p.13), notamment après la parution de son ouvrage non signé, intitulé Fatale prevision [et non precision] par les Astres & disposition d'icelles sur la region de Iuppiter maintenant appellee Bourgoigne, pour l'an 1529 & pour plusieurs annees subsequentes (Lyon, s.n. ; selon Michaud, 47, 1827, p.110, qui recopie Papillon, 1742, pp.330-331, et que recopie Chomarat, Nostradamus entre Rhône et Saône, Lyon, Ger, 1971, p.48 !). L'ouvrage, signalé par Du Verdier (p.1065) est introuvable.

Dans sa "Vie de Pierre du Chastel", Pierre Galland rapporte le plaidoyer que l'évêque de Mâcon composa en faveur de Turrel, et édite, après Robert Estienne, les deux sermons funèbres qu'il prononça aux obsèques de François Ier en 1547 à Notre-Dame de Paris et à Saint-Denis (cf. Petri Castellani magni Franciae eleemosynarii Vita (Paris, 1674, pp.13-18 et 207-305) ; pour une édition récente des sermons, cf. Deux sermons funèbres prononcez es obsèques de François Ier, éd. Pascale Chiron, Genève, Droz, 1999). Les sermons de Pierre du Chastel ont été imprimés à plusieurs reprises dans Le trespas, obseques, & enterrement de treshault, trespuissant & tresmagnanime Francois (Paris, Robert Estienne, 1547).
 
 
Le trespas, obseques, & enterrement de Francois, 1547 Le trespas, obseques, & enterrement de Francois, 1547

 

On sait combien les idées de Turrel influenceront Nostradamus, et il est intéressant de signaler que le successeur de François Ier, son fils Henry II, à son tour se fera faire la lecture en 1558, mais cette fois des Prophéties, un texte conçu pour être tout autant déclamé que lu, s'il faut en croire Blaise de Montluc : "Sa Majesté faisait lire les présages de Nostradamus le jour de devant, et lisaient [sic] pour le lendemain bonnes nouvelles au Roi." (Les guerres d'Italie, éd. 1886, p.374). Il semblerait décidément que des destins parallèles unissent les oeuvres des deux médecins.

L'existence de l'almanach pour 1536 a été supposée d'après une lettre de Rabelais à Godefroy d'Estissac : "Je vous envoye un livre de prognostics, duquel toute ceste ville est embesoignée, intitulé, De eversione Europae. De ma part, je n'y adjouste foy aucune. Mais on ne veid oncques Rome, tant addonnée à ces Vanitez & Divinations, comme elle est de present. Je crois que la cause est, Car Mobile mutatur semper, cum Principe vulgus. Je vous envoye aussi un Almanach, pour l'an qui vient M. D. XXXVI." (lettre à Godefroy d'Estissac, évêque de Maillezais, datée de Rome le 30 décembre 1536, in Les Epistres de maistre François Rabelais, docteur en médecine, escrites pendant son voyage d'Italie, Paris, Charles de Sercy, 1651, pp.22-23).

L'ouvrage mentionné par Rabelais est le fameux recueil de prédictions d'Antonio Torquato sur le renversement de l'Europe, le Prognosticon de eversione Europae, qui a connu de nombreuses rééditions. Quant à l'almanach, Rabelais ne précise pas qu'il en est l'auteur, et il est beaucoup plus vraisemblable qu'il s'agisse d'un texte qu'il aura trouvé sur place ! Et la mention manuscrite retrouvée par Pierre Aquilon en 1975 de l'existence de cet almanach de Rabelais "Medicin du grand hospital de Lyon" est à prendre avec précaution (cf. Rawles & Screech, 1987, pp.501-502).

L'Almanach pour 1541 ne subsiste qu'à l'état fragmentaire et quelques feuillets ont été retrouvés dans les garnitures d'anciennes reliures (BnF: Res V 2154), comme ce sera le cas pour l'Almanach pour 1561 de Nostradamus. Ces quelques extraits du calendrier renseignent peu sur le contenu textuel de l'ouvrage. Les formules journalières accompagnant les saints de la liturgie sont de nature médicale (jours propices aux saignées et à l'administration de médicaments), et les données astrométriques adaptées à partir des éphémérides existantes, notamment celles de Stoeffler, sont parfois erronées (cf. Screech, 1974, pp.75-76, et pour Nostradamus, CORPUS NOSTRADAMUS 52). Enfin l'astrologie élective et médicale, quel qu'en soit le sérieux présupposé et l'indulgence des autorités ecclésiastiques à son égard, est tombée en désuétude, et déjà Ptolémée, pourtant invoqué par l'auteur de l'Almanach pour 1533 dès les premières lignes d'un exposé assez banal, n'y fait jamais allusion. L'astrologie exposée dans le Tetrabiblos est même en opposition totale avec ces pratiques. Michael Screech et les habituels exégètes des oeuvres de Rabelais semblent l'ignorer.
 
 
Rabelais?, Almanach pour l'an 1541

Nous n'avons aucune garantie sur l'authenticité des almanachs signalés mais perdus pour les années 1546, 1548, 1550 et 1553 : une mention manuscrite au contenu douteux pour le premier, une mention tout aussi douteuse de La Croix du Maine pour le second, un titre manuscrit rapporté par Antoine Le Roy pour le troisième, et une mention suspecte pour le dernier. Au final, seuls subsistent des extraits manuscrits tardifs des almanachs pour 1533, 1535 et 1536 et quelques pages d'un calendrier sans texte de l'Almanach pour l'an 1541.
 

4. Les contrefaçons "Seraphino Calbarsy"

053B La grant pronostication pour L'an 1541
Composee à l'utilité de tous vrais Chrestiens, studieux & honnestes disciplines
par maistre Seraphino Calbarsy
docteur en la tres noble science D'astrologie, Medecine et toute Encyclopedie

[Lyon], [Angelin Benoyt], [1540 ?]
° BN Széchenyi, Budapest: Ant. 7032


Rabelais n'aurait écrit que des almanachs, à supposer qu'ils soient authentiques. Les pronostications composées par maistre Seraphino Calbarsy, une autre anagramme de Rabelais, sont de toute évidence des faux : à savoir La grant Pronostication pour l'an 1541 (Lyon, Angelin Benoyt ; éds. Screech, 1980 ; Huchon, 1994), dont un exemplaire a été découvert à la bibliothèque de Budapest par une collaboratrice de Michael Screech en 1975, et La grande et vraye Pronostication nouvelle pour l'an 1544, découverte par Lucien Scheler (Paris, Jehan Réal ; éds. Scheler, 1947 ; Screech, 1974 ; Huchon, 1994), qui a cédé en 1977 son exemplaire à la bibliothèque de l'Arsenal (Gallica : http://gallica.bnf.fr/document?O=N206030).
 
 
ps. Rabelais, Pronostication pour l'an 1541 ps. Rabelais, Pronostication pour l'an 1544

 

Comme le note Screech, les pronostications de "Calbarsy", qui se copient et ont la même introduction, ne sont ni satiriques, ni particulièrement érudites. Elles sont truffées d'erreurs techniques (cf. Screech, 1980, p.192). On rajoutera qu'elles sont banales, et n'ont pas même l'orientation ou le prétexte médical des almanachs publiés au nom de Rabelais. Les pronostications de Calbarsy seraient des contrefaçons fabriquées à partir des almanachs de Rabelais, comme le seront les opuscules lyonnais de Nostradamus à l'enseigne parisienne de l'Éléphant dans les années 60, chez Barbe Regnault et al.

Seraphin Calobarsy (et non Seraphino Calbarsy), qui apparaît au chapitre XXIII de la première édition du Gargantua, ferait allusion au terme grec de Lucien, kalobursa ("belle outre à vin") selon Lazare Sainéan, et par suite unirait les vertus célestes et bacchiques chères aux pantagruélistes (cf. Screech, 1980, p.182), ce qu'ignore apparemment l'auteur des pronostications des années 40. En imaginant cette anagramme de son nom, Rabelais a semble-t-il facilité la tâche de ses imitateurs. Et s'il a effectivement souhaité lui substituer le nom de Maistre Theodore à partir de 1542, selon l'avis de Screech (1980, p.194), c'est peut-être justement pour se démarquer des faussaires qui en auront abusé.

Signalons encore la Prognostication de "Mesaire Panthalamus, grand Docteur en Argorine, Residant es Villes Recreatives & Joyeuses", une contrefaçon de la Pantagrueline Prognostication (cf. CN 54), et un texte tardif, qui reprend au titre le nom du Roupieux et qui aurait été publié par un certain "Jean Martin", homonyme parisien du principal éditeur lyonnais du Cinquième Livre puis des Oeuvres de Rabelais environ un demi-siècle plus tôt : Les grandes et recreatives Prognostications pour ceste presente année 08145000470, selon les promenades et beuvettes du Soleil, par les douze cabarets du Zodiaque et envisagemens des conjonctions copulatives des planettes, par Maistre Astrophile le Roupieux, intendant des affaires de Saturne (Paris, Jean Martin, [c.1625], in-8, 32 pp., divers éditions et exemplaires : Paris BnF, Paris Mazarine, BM Grenoble, BM Lyon, Aix Méjanes, etc.)

D'autres ouvrages paraissent au nom de Rabelais sous des titres variables, comme Les songes drolatiques de Pantagruel (Paris, Richard Breton, 1565), et les nombreuses éditions des Cronicques du Roy Gargantua et de la "Navigation" (i.e. Panurge disciple de Pentagruel. Avec les prouesses du merveilleux geant Bringuenarilles), dont celles non datées et attribuées au parisien Jehan Bonfons sous ces titres. Une autre édition de la "Navigation" (Lyon, Benoist Rigaud et Jan Saugrain, 1556) porte au sous-titre une mention dont pourrait s'être inspiré "l'auteur du Panthalamus" : "Contenant choses merveilleuses, & fort difficilles à croire, toutesfois joyeuses & recreatives".

Ainsi de faux Rabelais circulaient sous son nom ou sous son pseudonyme de son vivant et après sa mort, tout comme des contrefaçons des almanachs, pronostications et prophéties circulaient sous le nom de Nostradamus dès 1556. Et l'imposteur Mi. de Nostradamus, qui se prétend son fils et qui a piégé de nombreux commentateurs et bibliographes (cf. encore un Michel Chomarat en 1990, p.33), fait paraître une Prognostication pour l'an 1565 "calculée sus l'Orizon de Paris" avant la mort de l'astrophile provençal.
 
 
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Patrice Guinard: Les éditions de l'oeuvre rabelaisienne
pour servir à la compréhension de celles de Nostradamus

http://cura.free.fr/dico8art/704rabe.html
23-04-2007 ; last updated 24-03-2018
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