CORPUS NOSTRADAMUS 48 -- par Patrice Guinard
Le Grand-Saint-Antoine et la propagation de la peste à Marseille en 1720
Le quatrain 88 de la centurie IV, atteste indiscutablement des talents
visionnaires du prophète de Salon. Il sera l'occasion, en ce premier anniversaire
de la création du CORPUS NOSTRADAMUS, de préciser
quelques points concernant sa méthode. Incidemment, ce texte est le deuxième de ma série des Antoines, après
Antoine de Bourbon (CN 47), avant Antoine du Pavillon (CN 49 et CN 50), et avant l'accident blessant le roi Henri II rue Saint-Antoine (CN 51).
Quatrain IV 88 (édition Du Rosne, Sep. 1557)
Le grand Antoine du nom de faict sordide
De Phthyriase à son dernier rongé :
Un qui de plomb vouldra estre cupide,
Passant le port d'esleu sera plongé.
Variantes ultérieures (toutes incorrectes, ou au vers 3 : inutile) :
vers 1 : du moindre fait (nov. 1557)
vers 2 : Phintriase (nov. 1557)
vers 3 : voudra (dans les 4 éds. de "1568")
vers 4 : plonge (nov. 1557)
Compréhension syntaxique et lexicale
Il faut lire "Un" au troisième vers comme un ablatif (latin uno)
ou introduire un circonstanciel causal, et rattacher ce vers, conformément
à la rime, au premier. Pour "Peste Yersinia" : cf. infra.
Le Grand-(Saint)-Antoine, dont le nom (sera célèbre en
raison) d'un fait sordide
De phtiriase (jusqu')à son dernier (tissu) rongé :
(A cause d')un individu qui voudra estre cupide,
Passant le port de (Marseille, dirigé par un échevin)
élu, sera (brûlé et) coulé.
Traduction libre
Le Grand-Saint-Antoine, un navire dont la précieuse cargaison
est totalement contaminée par la peste, restera célèbre
en raison de son débarquement autorisé par un négociant
cupide. Après avoir jeté l'ancre à Marseille, ville
dirigée par son échevin élu, il sera finalement brûlé
et coulé.
Résumé des faits
Un navire nommé Grand-Saint-Antoine, de retour de Syrie et à
destination de Marseille, après avoir fait escale à Tripoli
et Livourne et perdu une dizaine d'hommes, accoste au Brusc près
de Toulon, le 14 mai 1720. La cargaison d'étoffes précieuses,
soieries et cotonnades, estimée à environ cent mille écus,
est contaminée par des puces, porteuses des germes de la peste.
La ville de Marseille était alors dirigée par quatre échevins
élus par leurs concitoyens : Jean-Baptiste Estelle, Jean-Pierre
Moustier, Jean-Baptiste Audimar et Balthazar Dieudé. Une part importante
de la cargaison appartenait au négociant Estelle, premier échevin
de la ville, ainsi qu'à deux de ses collègues.
Les échevins, qui n'ignoraient pas les victimes parmi les passagers
et les matelots, ni le rapport du médecin de bord, refusèrent
de reconnaître le danger de la situation. Pour les marchands impliqués
dans ce négoce, il fallait absolument décharger et livrer
les marchandises avant le début de la foire annuelle de Beaucaire
dans le Gard, l'un des plus grands marchés de France et qui se tenait
dans la dernière semaine de juillet. Estelle fut accusé "d'avoir
des intérêts dans la cargaison du Grand-Saint-Antoine, et
d'avoir favorisé, même avant le terme légal, le débarquement
de marchandises pourtant suspectes." (Gaffarel, 1911, p.44).
Aussi les échevins ordonnèrent-ils au capitaine du navire
de retourner à Livourne pour demander une "patente nette", c'est-à-dire
un sauf-conduit qui couvrait leur responsabilité, lequel lui fut
délivré sans difficulté. Armé de son autorisation,
le navire entre dans le port de Marseille le 25 mai 1720 et est amarré
au plan d'eau de Pomègues.
L'inévitable survient, et le 9 juillet la peste est officiellement
déclarée à Marseille. Le Régent Philippe d'Orléans
ordonne le 28 du même mois de faire brûler le navire. Cet ordre
n'est exécuté que tardivement, et le 26 septembre, le Grand-Saint-Antoine
s'enfonçait dans la mer. Son épave calcinée a été
retrouvée en 1978 dans la baie de l'île de Jarre.
C'était la dernière fois que la peste devait sévir en
France. Elle se propagera à Aix, Toulon, Arles, Avignon, et Mende.
Elle décimera 45.000 personnes à Marseille et dans ses environs,
soit près de la moitié de la population de la ville, 70.000
victimes dans le reste de la Provence, et plus de 80.000 autres dans le Gévaudan
et ailleurs. La plus grande tragédie du XVIIIe siècle aura
eu pour cause la cupidité d'une poignée de marchands.
Les échevins Estelle, Audimar, Dieudé et Moustier, criminels
ou complices, premiers responsables de la catastrophe mais tous survivants,
furent anoblis, ainsi que les médecins actifs, dont certains avaient
exigé auprès des municipalités contaminées
des honoraires exorbitants pour leurs services (cf. Gaffarel, pp.132-151).
Toute ressemblance avec des responsables ou protagonistes,
avec des faits, affaires, situations, ou événements actuels ne
saurait être que fortuite.
La Peste Yersinienne
Il est possible que Nostradamus ait anticipé, saisi, ou "entendu"
le nom récent donné au germe de la peste. En effet la bactérie
responsable de la peste bubonique, yersinia pestis, formellement
identifiée lors de la peste de Marseille, a été isolée
le 20 juin 1894 à Hong-Kong par Alexandre Yersin (1863-1943), un
biologiste d'origine suisse travaillant pour l'Institut Pasteur. La bactérie,
alors nommée pasteurella pestis du nom de l'institut, n'est
rebaptisée qu'en 1974.
Or le latin phthiriasis (qu'on prononce "phtèiriassis"),
la phtiriase (dermatose provoquée par les poux), contient tous des phonèmes de Yersin, à l'exception
du "n". Cette coïncidence est d'autant plus troublante que dans la
première édition du quatrain, la typographie semble hésitante
(cf. la hampe du second "h"), et il est possible qu'un "n" présent
dans le manuscrit de Nostradamus ait été rectifié
par un "h" supplémentaire.
La méthode du triple Janus
La sensibilité du salonais à cet événement
est compréhensible, à plus d'un titre. L'ultime grande peste
européenne a lieu en Provence, dans sa région natale. Il
a lui-même combattu le fléau à Aix en 1546 et à
Lyon l'année suivante, et donné une description saisissante
de ses ravages (cf. l'Excellent & moult utile Opuscule, CN 19),
laquelle est reprise et plagiée par Boaistuau et Marconville (cf. CN 20).
La corruption d'un grand négociant, qui est la cause principale
mise en avant par le quatrain -- lequel ne se contente pas de signaler
l'événement, mais de le juger --, l'a probablement choqué
: pro auro plumbum (à la place de l'or, du plomb) écrit-il
à la fin de son Almanach pour l'an 1555. Et c'est bien du
"plomb" qu'auront acquis l'échevin Estelle et ses collègues
corrompus, c'est-à-dire ce qui se soldera par une vile rétribution
pour leur agitation. Quant à la vénalité des médecins
qui ont exigé des honoraires exorbitants : Peribit memoria eorum
sine sonitu (leur mémoire périra sans faire de bruit),
précise-t-il dans son Opuscule (éd. 1555, p.218 ;
cf. CN 19). En effet ce sont
toujours les mêmes qui payent et qui succombent, les pauvres et les
spoliés ; les mêmes aussi qui déblatèrent publiquement leurs couplets
idéologiques et qui accumulent les fruits du travail d'autrui, i.e., avec
pour équivalent moderne de cette engeance, les actuelles multinationales
et leurs "innumérables" larbins qui saignent la planète.
Saute d'abord à l'esprit le contexte romain : Le grand Antoine, c'est Marc Antoine, et Sylla meurt
gangréné par les poux (Plutarque, Vie de Sylla, 36). Mais l'entame du premier vers (Le grand Antoine)
et le contexte du second (de phtiriase rongé) font aussi penser à Saint-Antoine dit le
Grand (c.251-356), célèbre anachorète égyptien,
considéré à tort comme le père de la vie monastique,
et enterré à Saint-Antoine en Gironde. Il a donné
son nom à une terrible maladie qui sévit en Europe du Xe
au XVe siècle, suite à des guérisons qui seraient
advenues près de son tombeau. Le Feu Saint Antoine, ou Mal des ardents,
ou encore Feu sacré (Ignis Sacer), provoqué par un
empoisonnement du sang par un champignon parasite du seigle, se manifestait
par une gangrène des membres, de la langue ou d'autres parties corporelles,
précédée d'éruptions cutanées. Aux XIIIe et XIVe siècles, cette maladie était assimilée à
la peste en raison de leurs symptômes similaires (tumeurs gangréneuses, bubons, etc).
Mais il est un autre Antoine que les premiers lecteurs des Prophéties
ne pouvaient s'empêcher d'avoir à l'esprit : Antoine de
Bourbon, le roi de Navarre. Et c'est sans doute cette assimilation qui
a conduit l'imprimeur de la seconde édition à modifier le
premier vers ("du moindre fait sordide" au lieu de "du nom de faict sordide").
Le troisième vers pousse le lecteur plus avant sur cette fausse
piste : en effet Antoine passe au catholicisme en 1560 suite à une
promesse du pape et du roi d'Espagne Philippe II, de lui céder le
royaume de Sardaigne (Brantôme 4, 1868, pp.364-365). Or la Sardaigne
est célèbre pour ses ressources minières, et l'on estime
que la production annuelle de plomb en Sardaigne pendant la domination
romaine s'élevait à 600.000 tonnes -- ce qui était considérable,
comparativement à la production mondiale actuelle d'environ sept millions de tonnes.
La phtiriase (dermatose provoquée par les poux), mentionnée
au début du second vers, semble aussi appuyer cette lecture : en
effet Pau, la capitale du roi de Navarre, se prononce "pa-ou" en occitan,
et notamment en dialecte béarnais. Et si Antoine n'a pas été
affecté de dermatose corporelle, il est suggéré qu'il
l'a été métaphoriquement par les agitateurs idéologiques
qui pullulaient sur ses terres.
Même la mention d'un port au dernier vers semble corroborer cette
lecture, car le roi de Navarre, auquel Nostradamus dédie sa Grand'
Pronostication nouvelle avec portenteuse prediction pour l'an 1557 (cf.
CN 42 et CN 47), meurt
le 17 novembre 1562 suite à une blessure au siège de Rouen.
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Janus à 2 têtes, médaille, in Gabriello Simeoni,
Description de la Limagne d'Auvergne, traduction
Antoine Chappuys, Lyon, Guillaume Rouillé, 1561, p.42
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Janus à 3 têtes, vignette de l'Advis de la
defaicte de l'armee Portuguese en Faez,
Lyon, Benoist Rigaud, 1578
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Janus bifrons de Roquepertuse (Ve BC)
près de Velaux, à 25 kms au S.E. de Salon
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Cependant ces assimilations sont autant de trompe-l'oeil pour le lecteur
: ni le père d'Henri IV, et moins encore l'ermite canonisé,
n'illustrent de manière satisfaisante les détails précis
du quatrain. La symbiose et le télescopage temporels sont des
procédés de diversion. Les strates et agencements mis en place dans le
quatrain retiennent l'attention du lecteur, mais ne lui
offrent pas la solution avant que l'événement ne se produise :
"les humains apres venus, verront cognoissants les aventures avenues
infalliblement" (Lettre de Nostradamus à César, 40).
Le quatrain, enraciné dans le présent et le passé,
ne s'adresse en réalité qu'à des lecteurs futurs.
Et il ne requiert qu'un seul sens comme le précise Nostradamus
en 1558 dans sa Lettre au roi Henry II : "telz secretz evenemens ne
soyent manifestez, que par aenigmatique sentence, n'ayant que un seul sens,
& unique intelligence". La figure du Janus à trois têtes,
tournées vers le passé, le présent et l'avenir (cf. CN 33), n'a
peut-être qu'une seule fonction : captiver les uns, tout en orientant le regard des autres dans
la bonne direction. Car il n'est probablement qu'une lecture des quatrains prophétiques
qui vaille : celle qui, soucieuse de circonscrire leur enracinement historique,
sache se libérer des rets d'une appréhension passéiste.
Tolosa, 1er Février 2007
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Patrice Guinard: Le Grand-Saint-Antoine
et la propagation de la peste à Marseille en 1720
http://cura.free.fr/dico8art/702Apest.html
01-02-2007 ; last updated 31-03-2018
© 2007-2018 Patrice Guinard
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