CORPUS NOSTRADAMUS 114 -- par Patrice Guinard

Introduction ad Nostradamus ou l'Éclat des Empires (2011)


Nostradamus ou l'Éclat des Empires
Puis à un coup grande clarté donrra
Les quatrains de la huitième centurie des Prophéties,
éclaircis par Patrice Guinard

Avril 2011


Ce texte datant de 2011 rejoint désormais le Corpus Nostradamus. Elle remplace l'ex-numéro 114 consacré à François Durelle, l'imprimeur supposé des éditions Benoist Rigaud, un article désormais intégré au CN 39.

L'oeuvre fulgurante et trouée de lacunes du voyant provençal, Prophéties et Almanachs, reste méconnue. Jugée indigne de figurer aux panthéons des littératures, voire dans leurs antichambres, régulièrement vilipendée, censurée, trahie par des obscurantismes tenaces, elle aura néanmoins réussi à traverser les siècles, et à ressurgir authentifiée et plus étoffée au crépuscule du XXe et à l'aube du suivant. Certes les quatrains prophétiques, dans des éditions plus ou moins corrompues, n'avaient cessé de paraître et de se substituer par leur succès populaire à celui des almanachs, imprimés par dizaines de milliers, lus et recherchés par tous, princes et roturiers, dès leur parution. Et quelques voix isolées s'étaient élevées contre la mise à l'index des cercles littéraires et l'ostracisme des universités : François Buget et l'abbé Torné-Chavigny dans les années 1860, puis les collectionneurs Hector Rigaux et le péruvien Daniel Ruzo qui ont sauvé la plupart des almanachs et pronostications qui nous restent, et enfin de rares exégètes éclairés comme l'américain Edgar Leoni et le roumain Vlaicu Ionescu.

Nul n'est prophète en son pays et Nostradamus ne le fut pas plus à Salon-de-Provence de son vivant qu'il ne l'a été ensuite dans l'hexagone. Face à des hordes de détracteurs et d'ignorants, quelques rares intellectuels ont récemment recherché sa réhabilitation. Le philologue et historien des mythes Georges Dumézil choisit courageusement de défier les intelligentsias et de couronner sa carrière par l'étude de deux quatrains, qui fut suivie d'une polémique avec un représentant de l'obscurantisme scientiste (1984). Le latiniste et universitaire canadien Pierre Brind'Amour s'est employé à démontrer l'érudition littéraire et historique de l'humaniste provençal (1993). L'administrateur de la BNF et historien Le Roy Ladurie déclara en 2001 que Nostradamus, poète incomparable "à l'hermétisme fascinant", était à situer ou reclasser "quelque part entre Mallarmé et Saint-John Perse". En 2006, j'ai repris la chronologie et les variantes des éditions des Almanachs et des Prophéties, afin de traquer les péripéties de leur parution, de montrer l'homogénéité de ses écrits, et de distinguer l'oeuvre authentique des textes corrompus ou controuvés. Car l'oeuvre nostradamienne avait subi les trois traitements possibles des politiques de bannissement : 1) la censure et l'exclusion, 2) la critique diffamatoire, 3) la falsification et la fabrication de faux.

L'essentiel restait à écrire, à ordonner, à comprendre, car cette oeuvre restituée par mes soins et ceux de quelques autres (notamment Robert Benazra), demeurait encore vierge d'exégèse impartiale et de bilans comparatifs. Mon étude propose une lecture de la huitième centurie de ses Prophéties, dans une version inédite, avec les variantes des premières éditions postérieures, le rappel des principales interprétations proposées pendant cinq siècles, et l'éclaircissement des deux tiers des quatrains, ceux dont l'interprétation reste possible car historiquement échue. En effet les Prophéties opèrent sur environ sept siècles, soit de 1555 à 2242 environ (comme il en résulte des indications données dans les deux préfaces à son texte), et le tiers des quatrains restants concerne la période 2013-2242.

Une vision de l'histoire

Henri Torné déclarait en 1860, au seuil de son grand oeuvre en trois volumes, L'Histoire prédite et jugée par Nostradamus, que "ce n'est pas la connaissance de l'histoire qui a fait traduire la plupart des quatrains, ce sont les quatrains qui ont fait étudier l'histoire." C'est le destin de tout interprète, même de l'historien professionnel qui s'y engagerait, trouverait-il à rectifier chez d'autres certaines situations événementielles ici ou là maladroitement énoncées. On apprend l'histoire en décryptant les quatrains, car les quatrains traversent la chronique et les histoires.

Nostradamus va à l'essentiel historique. Les anecdotes de peu de conséquence n'apparaissent pas dans les quatrains. C'est sans doute pourquoi reste peu représentée la seconde partie du XXe siècle qui voit l'accélération, non de l'histoire comme on le martèle, mais plus certainement de l'insignifiance historique et des politiques de gestion. Il n'est pas étonnant que nos politiciens, interchangeables dans leurs discours comme dans leurs actes, et ayant atteint pour certains le degré zéro de l'intention politique, soient totalement absents des quatrains. Ils n'intéressent pas Nostradamus. Ensuite la chronique ou la prospective factuelle se charge du sens de l'histoire, enveloppé dans une conception cyclique qui outrepasse, par la lumière donnée à l'événementiel, les leçons édulcorées des manuels scolaires. Le sens de l'histoire, Nostradamus nous le donne à percevoir mieux que dans les pompeux échafaudages des modèles historiques, les aplats rivés à l'idéologie dualiste des discours modernes, ou les rafistolages des historiens, théologiens et philosophes patentés depuis des siècles dans les académies et les universités, sans parler des critiques, journalistes, médiatistes de tous poils, rétribués en fonction de l'adéquation de leur discours aux consignes idéologiques, à la pensée unique, voire à la vacuité de toute pensée. On traverse un temps qui gît dans le vacarme médiatique et couvre toute authentique entreprise personnelle, en la ruinant, la minant, et lapidant.

L'événementiel historique, tel qu'il apparaît dans les quatrains, est celui de quelques familles, des passions et faiblesses de leurs membres, de leur rivalité pour le pouvoir, et aujourd'hui des castes économiques et financières : ni exactement celui restitué dans les annales et chroniques écrites à la demande des puissants et sous leur autorité, ni même celui des études historiques savantes, arrangé et maquillé pour l'indigent lecteur et spectateur d'un pouvoir qui restera, quel qu'il soit, un mirage le berçant d'imaginations, d'idéaux, de significations et déductions, et finalement d'habillages intellectualisés de la réalité brute. L'histoire nostradamienne n'est que celle des dits, gestes et hauts faits de quelques acteurs taillant dans la chair vive de la crédulité, serait-elle bercée aux mélodies de nos nouveaux historiens. Tel massacre de population s'explique par des besoins de ressources, par l'orgueil d'un prince, par la jalousie d'une reine. Il n'y a pas de sens historique, si ce n'est l'illusion que le pouvoir pourrait appartenir à ceux qui ne le goûteront jamais, quoi qu'il arrive. La lecture des quatrains invite à échapper aux sirènes de l'historiographie, toujours et par définition ferrée aux appareils idéologiques qui la financent : autrefois le christianisme comme légitimation de la monarchie de droit divin, aujourd'hui la démocratie et l'égalitarisme comme légitimation de la ploutocratie financière. Mais Nostradamus n'est pas Machiavel. Il est d'abord fataliste. Il est ensuite, en apparence, un utopiste qui annonce une ère nouvelle. Selon le prophète, qui la voit, elle adviendra quand l'organisation politique moderne, qui n'est que la continuation de l'ancienne sous une forme plus sournoise, s'effondrera d'elle-même, et plus précisément en 2065 à la déliquescence de l'écosystème et de l'environnement technologique moderne (préface à César), soit 177 ans avant "l'anaragonique révolution" de 2242.

En traduisant en clair les quatrains relatifs à Toulouse et à Port-Sainte-Marie près d'Agen (lieux où il a vécu quelques années), j'ai commencé à m'interroger sur le processus de voyance et à comprendre pourquoi Nostradamus privilégiait certains événements. Si le quatrain VIII.40 relate des événements toulousains qui ont fait grand bruit, ainsi qu'une petite victoire française sur les troupes britanniques, largement médiatisée à l'époque mais relativement insignifiante eu égard aux défaites ultérieures sur lesquelles le quatrain reste silencieux, ce n'est pas par patriotisme, mais parce que le don dit de voyance du saint-rémois est en réalité un don auditif. La voyance nostradamienne est clairaudience, et elle est d'autant plus précise qu'il a fréquenté les lieux de l'événement. Et pour des événements éloignés dans l'espace, aux Orients ou aux Amériques, il les a aussi "entendus". Il en résulte que le provençal a dû composer ses quatrains tout au long de son existence et de ses périples dans le sud de la France et dans le Piémont, et qu'en 1555, 1557 et 1558, quand il décide de les faire paraître en trois fois et de les rassembler en deux volets, il y a de fortes chances pour qu'une partie non négligeable d'entre eux ait déjà été ébauchée.

La centurie des Antéchrists

On peut s'interroger sur la nature et la qualité de cette huitième centurie. Y a-t-il pour chacune des dix centuries du corpus un thème principal, une idée générale, qui la qualifierait ? Bien entendu, cette interrogation ne se manifeste qu'après un travail ayant abouti à un résultat tangible. Je crois que "la huitième" (comme on parle de la correspondante parmi les symphonies de Beethoven) serait la centurie des Antéchrists. Un par siècle : Cromwell, Robespierre, Napoléon, Hitler (tous nés sous le signe solaire du Taureau, à l'exception de Napoléon, né sous l'influence de la planète Uranus y trônant). Le vingt-et-unième siècle connaîtra-t-il le sien ? C'est incertain. Deux antéchrists sont imbriqués (aux quatrains 55-58) et comparés à des bouchers par Nostradamus. Le dernier, l'antechrist trois du vers VIII.77a, est en réalité le quatrième. Il s'agit d'un subterfuge mis en place par le voyant saint-rémois : en effet Hitler, aussi dénommé Hister ailleurs dans les centuries d'après le nom latin du Danube (qui est sa région d'origine), est bien d'après ce surnom latin le troisième (ter), non chronologiquement donc, mais nominativement. Ce "troisième" ou/et "quatrième" antéchrist serait le dernier, car il est nommément et pleinement ANTECHRIST par l'anagramme TANK HISTER. Mais qu'est-ce qu'un antéchrist pour Nostradamus, ou plus précisément comment a-t-il réussi à recycler ce spectre de l'eschatologie chrétienne ? Aucun mystère ici : un antéchrist n'est rien d'autre qu'un tueur, un assassin.

L'illusion des interprétations idéologiques

Imaginons un écrit véritablement divin, inspiré par l'enthousiasme, c'est-à-dire transmis par les dieux : croirons-nous que les badauds et les intellectuels nourris à leurs abreuvoirs médiatiques pour les uns, académiques pour les autres, soient en mesure d'en saisir ne serait-ce que deux lignes ? L'interprétation des quatrains a été abandonnée pendant quatre siècles à quelques esprits indépendants, isolés, jugés illuminés tel Torné-Chavigny, qui avait réussi dans les années 1860 à en extraire plus de signification que n'importe quel autre avant lui, et surtout à ne pas oblitérer la dimension oraculaire et hermétique du quatrain.

Les sceptiques spécialisés dans l'antinostradamologie soulignent généralement la capacité des quatrains de Nostradamus à s'adapter à une multitude de situations. Si tel était le cas, les vers poétiques du provençal devraient être et avoir été interprétés par les littéraires à l'instar de n'importe quel autre corpus épigrammatique. Or l'herméneutique mallarméenne est pléthorique, alors que les littéraires n'ont jamais approché la poésie nostradamienne. Qu'est-ce que cela signifie ? Simplement et clairement que personne ne croit que les quatrains de Nostradamus soient susceptibles de décrire une multitude de situations, surtout pas ceux qui avancent cette hypothèse, mais qu'on croit au contraire, à commencer par l'idéologue de l'orthodoxie chrétienne, celui de la raison raisonnante, ou celui ferré à la scientificité exclusiviste (selon les époques), qu'il serait "dangereux" pour la santé mentale du public (autrement dit que le public serait susceptible d'échapper à l'écrasement psycho-mental des machineries idéologiques), si jamais quelques pas étaient entrepris vers l'exégèse de ces quatrains. Les intelligentsias dominantes préfèrent laisser quelques illuminés se débattre avec les maisons d'édition et martèlent les consignes et mots d'ordre identitaires via leurs organes de presse académique : on n'étudie pas Nostradamus, parce que "les quatrains prophétiques ne disent rien et ne veulent rien dire." C'est en cet état que le texte nostradamien a surnagé pendant plus de quatre siècles, à la surface de la mare obscurantiste des prétendus esprits forts (i.e. intellectuellement lâches et spirituellement invalides), grâce à quelques esprits indépendants, émergeant çà et là hors des clubs et associations littéraires, avec une capacité de compréhension plus ou moins heureuse.

La position passéiste stricte et idéologiquement biaisée des récents exégètes (initiée par des LeVert et Schlosser) n'est pas tenable. Le renouveau universitaire de ces dernières décennies, alimenté par les deniers publics (Brind'Amour, Chevignard, Carlstedt, Crouzet, etc.), n'aura pas poussé bien loin l'exégèse compréhensive de l'oeuvre versifiée du poeta mathematicus saint-rémois. Quelques précautions d'usage, un peu de rhétorique saupoudrée de poncifs structuralistes ou de théoricisation littéraire, des analyses minimales sans se poser trop de questions, et le dossier est aisément bouclé, à destination d'un public qui n'en demandait ni plus ni tant.

L'attitude saine face aux quatrains nostradamiens consiste à ne pas se couvrir la seconde face d'un Janus (selon la métaphore de Chavigny) qui regarde aussi, surtout, et toujours vers l'avenir. Une seule interprétation par quatrain, affirmait Nostradamus dans sa préface, et cette interprétation doit rendre compte de la vision, et ce même quand le quatrain désigne un événement passé. Leoni et Dumézil ont commencé à le comprendre, mais n'ont pas été suivis. Les contemporains de Nostradamus, qui l'ont vertement critiqué car ils avaient saisi ce dont il était question dans les quatrains, connaissaient l'histoire et la chronique de leur siècle mieux que nos exégètes qui peinent à faire correspondre un quatrain à la moindre situation du passé de Nostradamus.

La source réelle ou supposée du quatrain, et credo négationniste des dons visionnaires de Nostradamus, n'est pas le quatrain. Ferrés à cette muselière, les Brind'Amour, Prévost, Clébert, Lemesurier et consorts n'ont pas réussi à interpréter correctement un seul vers. Les lecteurs contemporains de Nostradamus ne sont pas tombés dans le piège d'une lecture passéiste qu'ils savaient incorrecte. Ils ont compris que Nostradamus leur parlaient d'un Charles Quint, d'un César ou d'un Marius du futur, et non de ceux dont ils connaissaient les gestes. Ils rejetaient les Prophéties, non parce qu'ils les jugeaient impossibles, contrairement à nos modernistes bouchés par leur obscurantisme et leur idéologie pseudo-rationnelle, mais parce que ces visions, si elles ne sont pas d'essence divine, ne pouvaient provenir que d'une inspiration qu'ils jugeaient diabolique. Mais ce qu'ils n'avaient pas compris, c'est précisément le parcours de spiritualité que Nostradamus leur proposait, et que nous pouvons peut-être aussi tardivement partager.

Plus sérieusement, les guides touristiques de Charles Estienne (1552-1553), à la source de six quatrains de cette centurie (3, 22, 48-50, 86), servent de décor et d'outil référentiel pour désigner des lieux et personnages que la vision revitalise. Un article de six pages de Chantal Liaroutzos, paru en 1986, a revivifié les études nostradamiennes plus que les innombrables productions popnostradamiques qui se recopient. Mais contrairement aux passéistes qui instrumentalisent sa découverte, la seiziémiste n'invite pas à abandonner la dimension oraculaire des quatrains : "Car, prophète ou non, c'est en voyant que Nostradamus lit, et transpose, le texte en apparence in-signifiant des itinéraires." Une autre source indéniable des quatrains sont les épigrammes latines du poète luthérien Ulrich von Hutten (1488-1523) dont l'auteur farcit ses almanachs et pronostications, tout en les dédiant parfois à des personnalités catholiques. Un quatrain des Prophéties adapte même deux vers de Hutten. Je l'ai découvert en février 2007 (cf. CN 47), et c'est même le seul quatrain des Prophéties (hormis le quatrain latin qui est une citation) dont on connaît la source directe. Les interprètes passéistes n'en ont pas trouvé d'autre !

Langue, lexique, figures, et style

La langue des Prophéties est composée d'une multitude de termes empruntés au latin et à l'ancien français, de quelques autres dérivés du grec, de l'occitan (provençal) et parfois de l'italien, tous francisés ou corrompus selon les impératifs prosodiques (rime et rythme) et l'intention sémantique du quatrain. Cette terminologie originale, qui constitue au XVIe siècle un véritable dialecte au sein de la langue, s'enracine logiquement dans l'environnement culturel de l'humaniste saint-rémois. Aux formes empruntées à la syntaxe latine (comme l'usage de l'ablatif absolu), véritable moteur d'un dérèglement de l'énonciation, s'adjoignent de nombreuses figures de style communes en poésie versifiée et, permettant de voiler des personnages et faits projetés dans le futur, une pratique récurrente de l'homophonie (peu remarquée jusqu'ici) et un anagrammatisme qu'il partage avec ses contemporains mais dont l'usage a décliné depuis ce temps. L'anagramme est généralement exact : la différence d'une lettre est rare, mais tolérée. L'anagramme peut s'étendre sur plusieurs vocables. Cependant l'analyse anagrammatique ne constitue en aucun cas le point de départ de l'interprétation, mais sa vérification : l'interprétation correcte du quatrain doit se passer du repérage anagrammatique qui n'en est que le couronnement.

Les symboles qui ponctuent le corpus centurique sont polyvalents : un même symbole (l'aigle, le grand, etc.) ne s'applique pas forcément aux mêmes entités, ni aux mêmes personnages d'un quatrain à l'autre. L'histoire ancienne (romaine), mais aussi la géographie, sont ployées au même dessein : les lieux cachent des personnages, les topi des nomina nova. Les noms de lieux, notamment italiens, servent à masquer des descriptions, des situations, des personnages, en passant parfois par le latin : Pau Nay et Loron dans le Béarn pour Napoléon, Buffalorra en Lombardie pour burra florens (la bure à fleurs), Trieste pour "trois Etats", Aquino en Italie pour aqua (l'eau), ou encore Lausanne (une anagramme si déplaisante au derme vicié des laquais de l'idéologie commune, qu'un âne roupillant sous piles de grimoires près de la tombe de Sartre m'en avait barré une première parution).

Le quatrain nostradamien forme une unité en quatre vers et s'applique à un seul événement ou à une même série d'événements. Il ne se contente pas de le décrire, mais le plus souvent de le jauger. Il donne une perspective imagée, engagée, compréhensive de l'histoire : Cromwell et Napoléon sont comparés à des bouchers, Robespierre est un coupe-gorge, George Bush Junior un ourson... Et Louis-Philippe accède au trône après la conservation de la maison d'Orléans pendant cinq générations dans la saumure ! Le quatrain contient en soi une leçon, historique, philosophique, éthique, ou spirituelle, à l'instar de la littérature emblématique de l'époque (en France la traduction des Emblemes d'Alciat (1492-1550), l'Hecatomgraphie de Gilles Corrozet (1510-1568), le Theatre des bons engins du toulousain Guillaume de la Perrière (c. 1503-1565), Le premier livre des emblemes de Guillaume Gueroult (c. 1507-1564), les Devises heroiques de Claude Paradin (c. 1510-1573) ou encore l'Imagination poetique de Barthélemy Aneau (c. 1510-1561), etc.). Ces emblèmes sans image que représentent les quatrains sont traversés dans le texte par une pléthore d'images et de métaphores, dévoilées par l'écriture oraculaire. En cela la poétique nostradamienne s'apparente, avec trois siècles d'avance, à celle des réformateurs les plus originaux de la poésie moderne (Mallarmé, Valéry, Saint-John Perse, Michaux). Un quatrain se rattache souvent au précédent par une expression, par une coloration, ou par un thème commun, mais ce procédé d'organisation est un leurre. Deux quatrains successifs ne traitent jamais de la même question. L'auteur des centuries s'est évertué à joindre des quatrains qui n'ont de commun qu'un vernis artificiel. C'est une loi absolue de leur agencement.

Le texte, ses variantes, et ses interprètes

Je propose pour la première fois une lecture, non du texte original (l'édition lyonnaise Du Rosne de 1558 est introuvable), mais de la plus ancienne attestée, la première édition Benoît Rigaud datée de 1568. Jusqu'à présent les interprètes, faute de connaître la succession de ces éditions, avaient travaillé sur des retirages Rigaud ultérieurs (eux aussi datés de 1568), voire sur des éditions fautives du XVIIe siècle (éditions troyennes Chevillot et Duruau), ou pire encore sur des éditions antidatées tardives (le faux "Pierre Rigaud" daté de 1566, etc.). J'indique la plus ancienne édition connue par le caractère X, et donne les principales variantes des éditions Benoît Rigaud ultérieures (vers 1570-1575), désignées par les lettres A, B et C (cf. mes études au CURA, CN 38 à 40, et mon "Historique des éditions des Prophéties (1555-1615)" paru dans la Revue Française d'Histoire du Livre, n° 129, Bordeaux, Société des Bibliophiles de Guyenne, 2008). Une analyse lexicographique et prosodique suit le quatrain et ses variantes, et précède les pistes d'interprétation. J'estime à plus d'un tiers le nombre de quatrains qui n'avaient pas trouvé d'explication à ce jour.

Les interprètes des quatrains se recopient généralement les uns les autres sans indication de source. Dans certains cas, il s'agit de plagiat pur et simple : Ionescu recopie Le Pelletier, Cheetham s'alimente chez Leoni, Lemesurier bave du Prévost, etc. En ce domaine comme en d'autres délaissés par la recherche académique (l'astrologie par exemple), il n'est pas de garde-fou, et les recherches se font dans un no man's land où les plus retors s'approprient les découvertes d'autrui sans être inquiétés. J'ai voulu rendre compte dans cette étude des acquis des meilleurs interprètes. Ce travail comparatif n'avait pas encore été entrepris. Certes Bernard Chevignard, dans son édition des quatrains des almanachs (1999), regroupe bien quelques commentaires d'interprètes, mais sans donner le détail et les mérites de chacune des interprétations et en amalgamant le pire au meilleur. Car pour savoir si une interprétation est valable ou non, la simple énonciation, voire la glose (à peine ébauchée), ne sont que des béquilles : il faut la voir comme le voyant l'a ressentie. Au début on tâtonne inéluctablement, mais au fil des quatrains, le jugement s'affine et se raffermit. D'abord on se dit "peut-être" ou "pourquoi pas", mais à mesure qu'on avance, on sait si telle interprétation est impossible ou probable.

Quand j'ai retenu une interprétation ancienne, parfois "classique", j'en donne les raisons, y ajoutant la plupart du temps un complément sémantique qui avait échappé à l'interprète ou à ses suiveurs. Cependant je ne donne pas ici, afin de ne pas alourdir le texte, le détail des analyses comparatives des exégèses existantes, mais seulement ses résultats. Je n'ai pas accordé une égale attention à tous les textes consultés (les principaux figurent en bibliographie), et il est possible qu'une interprétation attribuée à Guynaud, à Bouys, ou à Torné, ait des sources plus anciennes. En effet de nombreuses interprétations ont été publiées au cours des siècles par des anonymes, dans des ouvrages imprimés ou des revues, et le texte imprimé succède parfois à une découverte faite par un autre, jamais publiée, et qui s'est transmise oralement. A l'issue de cette lecture, on trouvera sans surprise que deux interprètes surclassent les autres : Torné-Chavigny au XIXe siècle et Ionescu au XXe. On leur doit une quinzaine de quatrains de cette centurie.

Suivis d'un astérisque figurent vingt-six quatrains insuffisamment glosés, imprécis parce qu'ils se situent dans un futur éloigné ou/et inachevés parce que mon explication me semble susceptible d'améliorations. Les Prophéties courent sur environ 687 ans, de 1555 à 2242 (cf. CN 112). Un certain nombre de quatrains sont des quatrains généraux utilisés aussi comme repère et codeur pour l'agencement de l'ensemble (même si le codage n'est pas de nature chronologique comme les interprètes, qui l'ont vainement recherché, le croient communément). J'en ai trouvé quelques-uns dans le passé de Nostradamus, mais il n'est pas exclu qu'ils indiquent aussi un futur non identifié. De 2010, date du début de la présente investigation, jusqu'en 2013 précisément, les deux tiers des quatrains seront échus, et un tiers resterait à venir, si leur répartition est chronologiquement proportionnelle (1555 + 687 × 2/3 = 2013). J'ai légèrement outrepassé cette mesure.

Une vingtaine d'images accompagnent le texte. Les thèmes astrologiques, illustrant quelques rares quatrains, sont dressés avec l'Octotope, un système de domification proche de l'ancien modèle grec des huit maisons égales (cf. ma thèse de 1993, mes textes au CURA et divers articles parus dans des revues spécialisées). L'abréviation CN indique les études du Corpus Nostradamus, disponibles sur le site multilingue du CURA (Centre Universitaire de Recherche en Astrologie), fondé en novembre 1999. Divers textes et récapitulatifs sont annexés en fin d'ouvrage. Les quatrains ont été interprétés entre le 25 août 2010 et le 6 février 2011.

Faciebat Patrice Guinard : à Paris, le 19 mars 2011

08/2010 : 1-2-3 mer 25, 4 jeu, 5 ven, 6-7 sam, 8 dim, 9-10 lun 30
09/2010 : 11-12 mer 01, 13-14 ven, 15 dim, 16 lun, 17-18 mar, 19-20 mer, 21 jeu, 22-23 sam, 24 lun, 25-26 mar, 27 mer 15, 28 mar 28, 29-30 mer 29
10/2010 : 31 lun 04, 32-33 mar, 34 mer, 35 jeu, 36-37 ven, 38-39 lun, 40 mar, 41 mer, 42-43 jeu, 44 ven, 45-46 sam, 47 lun 18, 48 jeu 28, 49 ven, 50 sam 30
11/2010 : 51 mar 02, 52-53 mer, 54 jeu, 55 ven, 56 sam, 57 lun, 58 mar 09, 59 mar 16, 60 mer, 61-62 ven, 63 dim, 64 mar 23, 65-66 mar 30
12/2010 : 67 mer 01, 68 jeu 09, 69-70 ven, 71 lun, 72 mer, 73 jeu, 74 sam, 75 dim, 76-77-78 lun, 79 mar, 80 mer, 81 dim, 82 ven 31
01/2011 : 83-84 jeu 13, 85 ven, 86 lun, 87 jeu, 88 ven, 89-90 sam 22, 91 dim 30, 92-93 lun 31
02/2011 : 94 mar 1, 95-96 jeu, 97 ven, 98 sam, 99-100 dim 6

 

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Patrice Guinard: Introduction ad 'Nostradamus ou l'Éclat des Empires'
(version corrigée des pages 5 à 16 de l'ouvrage de 2011)

http://cura.free.fr/dico8art/1805cn114.html
19-03-2011 ; 04-2011 ; updated 23-09-2018
© 2011-2018 Patrice Guinard