CORPUS NOSTRADAMUS 126 -- par Patrice Guinard

Mesopotame defaillir en la France : Le déclin de la Provence
 

III 99 (version des éditions de 1555)

Aux champs herbeux d'Alein & du Varneigne,
Du mont Lebron proche de la Durance,
Camp de deux pars conflict sera sy aigre:
Mesopotamie defallira en la France.


vers 1 (lexique) : Vernègues et Alleins au nord-est de Salon, au-dessus d'Aurons ; champs herbeux : la plaine située entre les deux villes mentionnées (cf. relief de la région)
vers 1 (transcription) : lire "Varneigue" (le "n" et le "u" souvent indistincts dans l'écriture de Nostradamus, cf. à "quant" et au premier vers de cette page de l'Orus)
vers 2 (lexique) : le massif du Lubéron, au nord de la Durance entre Cavaillon et Manosque
vers 3 (rime) : Brind'Amour (1996, p.462) propose "aigue" qui rime avec "Varneigue" au vers 1, mais Nostradamus se contente parfois de simples assonances
vers 4 (lexique) : Mésopotamie, du grec "meso" (entre, au milieu) et "potamos" (fleuve), le pays situé entre les fleuves, i.e. la Provence, entre le Rhône et la Durance
vers 4 (prosodie) : 11 pieds, élision de la finale -a de "defallira" devant "en"
vers 4 (variante) : "Mesopotame" proposé par Brind'Amour pour respecter le décasyllabisme ; on pourrait aussi rectifier l'orthographe de "defallira" (defaillira), préférer à l'élision de la finale devant "en" la suppression de l'article devant "France", ou encore lire "Mesopotame defallir en la France".

Enfin les deux premiers vers, dans une lecture inversée, définissent clairement le cadre des conflits : "Du mont Lebron proche de la Durance" jusqu'aux "champs herbeux d'Alein & du Varneigne".

III 99 (version corrigée)

Aux champs herbeux d'Alein & du Varneigue,
Du mont Lebron proche de la Durance,
Camp de deux pars conflict sera sy aigre:
Mesopotame defallira en la France.



Le quatrain fait allusion à la guerre de Provence de l'été 1536. C'est la solution retenue par Étienne Barbazan, l'auteur anonyme de la Lettre critique sur la personne & sur les Ecrits de Michel Nostradamus (Paris, Mercure de France, Novembre 1724, pp.2367-68). Charles Quint franchit le col de Tende et pénètre en Provence le 26 juin 1536. Robert Stuart d'Aubigny (1470-1544), fils cadet de John Stewart et de Margaret Montgomery, maréchal de France et commandant de l'armée d'Italie (actif aux batailles de Marignan et de Pavie), fut envoyé à Salon par François Ier pour combattre les troupes espagnoles : "le sieur d'Aubigny vient s'établir à Salon avec ses compagnies, et de là il les envoie tous les jours faire le dégât à Pélissanne, Grans, Lançon, Aurons, Vernègues, Allein, Eyguières ..." (Gimon, p.182 d'après Mézeray). L'invasion de la Provence se solde finalement par le retrait de l'armée impériale touchée par la famine, la dysenterie, et le décès du meilleur général de l'Empire, Antoine de Lève qui avait essayé de dissuader l'empereur d'entreprendre l'expédition de Provence (cf. CN 14 note PP 138). "Le 13 septembre 1536, l'armée impériale partit d'Aix, après avoir saccagé la ville, dévasté les églises et brûlé le palais de justice ainsi que les archives du greffe." (Gimon, p.186).

Les deux derniers vers suggèrent encore les massacres des protestants provençaux, les religionnaires de Mérindol et les Vaudois du Lubéron, descendants et héritiers spirituels des Albigeois du XIIe siècle, et occupant les terres mitoyennes entre le massif du Lubéron et la Durance (la "Mésopotamie"), ou encore près de la Durance et à mi-chemin à vol d'oiseau entre le Rhône à Arles et la Durance aux alentours de La Brillanne (cf. la description de César dans son Histoire, p.770-771). Un arrêt d'extermination du parlement d'Aix est promulgué en novembre 1540, dont François 1er suspend l'exécution sur les conseils du comte de Tende. Mais l'arrêt de 1540 (qui touche les principaux foyers de "l'hérésie" : Mérindol, Lourmarin, Cabrières) est finalement mis à exécution en 1545 lors des trop fameux massacres de la mi-avril 1545, politiquement commandités par le président du Parlement d'Aix, Jean Maynier baron d'Oppède, et encouragé par la plupart des hauts dignitaires ecclésiastiques de la région dont les archevêques d'Arles et d'Aix, fortement compromis dans ce génocide idéologique : lesquels ont "chaudement sollicité l'horrible exécution, avec offre d'en payer tous les frais" (Gimon, p.216). Ceux-ci furent blanchis par le cardinal de Tournon dès août 1545, en dépit des vagues de protestation qui déferlaient sur le royaume. Le caractère engagé (mais retenu) de ce quatrain, favorable aux populations indépendantes et cultivées qui périront victimes de l'uniformisation idéologique française, pourrait expliquer la déformation prudente des noms aux premiers vers. On notera le singulier intentionnel au nom "camp" au troisième vers : ce sont par des provençaux que sont exécutés des provençaux.
 
le théâtre du massacre, 1545
 
La Mésopotamie nostradamienne désigne la Provence, le pays entre le Rhône et la Durance, et le quatrain rappelle les deux séries d'événements militaires ayant accablé la Provence et ses habitants entre 1536 et 1545. Cette hypothèse est confirmée par un présage de l'Almanach pour 1555, transcrit par Chavigny : "Nostre Mesopotamie proche du Rhosne & de la Durance"... (cf. CN 14, PP 158). On notera que 4 ans et 5 mois (ou plus précisément 4 ans 4 mois et environ 24 jours) séparent l'arrêt du parlement d'Aix (du 18 novembre 1540) du début de l'invasion impériale de la Provence (26 juin 1536), et aussi du massacre des réfugiés du Lubéron (12-14 avril 1545) -- un procédé numérologique souvent utilisé par Nostradamus (cf. par exemple le fameux quatrain X 72, ou au CN 90).

On retrouve une description analogue ("Gramineis ripis") des événements d'avril 1545 dans l'Almanach pour 1557 (cf. mon édition au CN 41) : "Et icy devers nostre pays, prochain de la Durance à 3 lieues de Salon pres du rivage, Gramineis ripis virtuti & arce midoli, Hic multi occumbent defuncti, Munere vitae. Quando Sagitiferi fuerit lux ultima capitis." (Beaucoup succomberont, ayant sacrifié leur vie, sur les vertes rives de la bravoure et à la citadelle de Mérindol, quand aura luit l'ultime lueur du début du Sagittaire.)  Brind'Amour (p.463) corrige "midoli" en "Merindoli", les habitants de Mérindol, sans s'apercevoir que la prétendue faute est intentionnelle, sans rattacher le quatrain au massacre de 1545 (mais imaginant une allusion à une hypothétique invasion musulmane, pillée par Lemesurier en 2003) et sans s'interroger sur le dernier vers du texte latin et sa datation.

Louis Galaup de Chasteuil (1555-1598), un ami de César de Nostredame, croyait que le quatrain pouvait illustrer la défaite des protestants, le 13 septembre 1589, à Mallemort au sud de Mérindol. César rapporte le sonnet de son ami, "En fin les champs herbeux du Vernegue & d'Allein / Ne veulent dementir l'oracle de la France, / Et les pieds du Lebron lavés de la Durance, / Et relavés de sang ne veulent qu'il soit vain : / Donques il a preveu de sa selle d'airain, / Qu'apres trentecinq ans l'Herculine vaillance / D'Ampus de Bezaudun deffendroit la Provence" etc. L'Histoire de César porte en note marginale : "Ceste deffaite presagee aux centuries de M. de Nostredame" (César, p.879 ; sonnet repris par Leroy, p.175, et par Brind'Amour). Je doute que ces événements aient été suggérés par le quatrain, d'autant plus qu'aucun jeu de mots, ici aisé, n'est établi avec le lieu du conflit.

Aucune des dates indiquées (1536, 1540, 1545, 1589) ne correspond à une quelconque configuration au début du Sagittaire. En revanche lors de l'annexion de la Provence par la France sous Charles VIII, le 9 avril 1487, Saturne, la planète des repérages chronologiques nostradamiens, est bien à l'extrémité de la "tête" du Sagittaire, à environ 6° dans le zodiaque des constellations. C'est la première fois que je signale un tel repérage chez Nostradamus. L'hypothèse semble confirmée par le décès du dernier comte de Provence, l'homonyme de l'empereur espagnol Charles V d'Anjou, mort le 10 décembre 1481 à Marseille. A cette date la Provence est en sursis et en voie d'appartenance à la couronne française. Entre la date de ce décès et celle de l'annexion officielle du pays se sont écoulés exactement 5 ans et 4 mois, période inversée de celle précédemment évoquée.

Le quatrain est une démonstration éclatante des techniques de Nostradamus : agglomération et mise en perspective d'événements relatifs à un thème donné, déformation des noms, repérage astronomique précis imbriqué dans un canevas numérologique, et conclusion morale. L'annexion de la Provence à la France se solde un demi-siècle après, par la persécution voire l'extermination de ses populations. Michel de Nostredame, bien plus qu'un simple versificateur ou un chroniqueur du passé tel qu'il est présenté dans les succursales académiques de la pensée formatée (les Brind'Amour, Prévost, Carlstedt, etc.) ou dans les cabinets autodidactes de leurs suiveurs (les Clébert, Lemesurier et ses alter ego sévissant sur les blogs et wikis), est un philosophe visionnaire de l'histoire, passée et future, un peu à la manière d'un Oswald Spengler.

On retiendra les trois leçons de ce quatrain : 1) les almanachs font partie intégrante du texte oraculaire et complètent les Prophéties ; 2) la figure du Janus nostradamien est parfois tricéphale et peut regarder uniquement vers le passé ; 3) le zodiaque des constellations est parfois utilisé par Nostradamus, notamment quand le texte suggère une description anatomique.

Thiers, le 31 juillet 2010, 11:15, ab Virginis capitis ultima luce

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Patrice Guinard: Mesopotame defaillir en la France : Le déclin de la Provence
http://cura.free.fr/dico8art/1008meso.html
04-08-2010 ; updated 31-07-2018
© 2010-2018 Patrice Guinard