CORPUS NOSTRADAMUS 134 -- par Patrice Guinard

Note sur l'Androgyne parisien de Chevigny et Dorat
 

Lors de la naissance d'un couple de siamois mis au monde à Paris le 21 juillet 1570 par la femme d'un plâtrier, Chevigny, le secrétaire de Nostradamus, publie un long poème latin de Jean Dorat, son "maistre es lettres Grecques" (Janus, p.291), accompagné de son adaptation en français et de diverses pièces épigrammatiques (Ausone, Martial, Politien, et le médecin Antoine Armand). C'est l'occasion, saisie au vol puisque l'épître de Chevigny au conseiller du roi et intendant de justice lyonnais Michel Larcher, est datée du 19 août 1570 (soit à peine un mois après la naissance des siamois), pour les deux lettrés de faire part de leur enthousiasme à invoquer un quatrain de Nostradamus (II 45) supposé annoncer la naissance de l'androgyne Loys : "c'est l'Androgyn aux François predit depuis vint ans par la prophete voix (...) Trop le ciel va pleurant (disoit nostre prophete) l'Androgyn procreé : dont la mort manifeste s'enfuyra" (B4r, C1r) écrit Dorat traduit par Chevigny, lequel emprunte à Ronsard (cf. CN 96) le vers "les songes menaçans, les hydeuses cometes" (relevé par Brind'Amour, 1996, p. lvi), censé traduire le latin "Somnia, prodigia, atque alia omina caetera rerum". Mais Dorat n'écrit pas "vint ans" mais "par deux fois depuis plus de quinze ans" (plus quam bis denis & quinque prioribus annis) (B1v), ce qui nous ramène aux quatrains des Prophéties imprimés en 1555 (per carmina) ! Il s'agit là d'une attestation indéniable de la parution des quatrains versifiés en 1555.

C'est dire qu'il existe deux versions du texte, celle de Dorat et celle de Chevigny, toutes deux essayant d'intégrer les quatrains nostradamiens dans le courant poétique dominant du siècle. Ce pourrait être le sens de l'acrostiche de Dorat : en effet les neuf premiers vers du poème latin, "De monstro Androgyno Lutetiae nato anno Domini 1570, 21 Iulii", forment l'acrostiche VNICO AVSV (par une entreprise téméraire).

Chevigny évoque donc en A3v "les carmes d'un Prophete, qui fut Monsieur de Nostradame (auquel en son vivant ay esté fort familier & amy, & duquel j'ay encores riere moy tous les oeuvres tant en oraison prose que tournee, que bien tost je mettray en lumiere) je vous en ay bien voulu donner ce contentement. C'est le quatrain quarante cinquieme de la seconde Centurie prophetique, où il dit ainsi,"

Trop le ciel pleure. Androgyn procreé.
Pres de ce ciel sang humain respandu.
Par mort trop tarde grand peuple recreé.
Tard & tost vient le secours attendu.


Une version quelque peu corrigée par rapport au texte imprimé (Bonhomme 1555 et Rigaud X 1568) : suppression de l'article au premier vers (Trop le ciel pleure. Androgyn procreé) et accentuation de la finale pour le rythme aux premier et troisième (procreé / recreé). Cependant au Janus (1594, p.192), Chavigny retrouve les finales des éditions lyonnaises aux premier et troisième vers, mais maintient "Androgyn" sans l'article, avec ce commentaire : "Ce quatrain est diligemment expliqué par I. Dorat au premier livre de ses Poëmes, disant par un qui le fait parler François ...", suivi d'une traduction française de 4 alexandrins à rimes plates. Cet "un" traducteur du latin de Dorat n'est autre que lui-même, jadis Chevigny.

versions Bonhomme 1555 et Rigaud X 1568 :
Trop le ciel pleure l'Androgyn procrée,
Pres de ce ciel sang humain respandu,
Par mort trop tarde grand peuple recrée
Tard & tost vient le secours attendu.


Témoignage intéressant par le terme "carmes", aussi employé par Couillard en 1556 pour désigner les quatrains ("trois ou quatre cens carmes de diverses tenebrositez" ; cf. CN 49), par sa déclaration d'avoir été l'ami et le familier de Nostradamus (en tant que son secrétaire pendant environ 5 ans), par celle de mettre "bien tost" ses oeuvres poétiques comme prosodiques en lumière (par son Recueil de 1589 et son Janus de 1594), enfin par la citation d'un quatrain en son entier et avec son numéro spécifique, le premier quatrain nostradamien ainsi attesté en date.


[Jean de Chevigny & Jean Dorat]
134A L'Androgyn né à Paris, le xxi Iullet 1570
Illustré des vers latins de Jean Dorat Poëte du Roy Tres-chrestien, contenans l'interpretation de ce monstre.
Avec la traduction d'iceux en nostre vulgaire François, dediee à Monseigneur le President l'Archer

Lyon, Michel Jove, 1570, in-8, 12 ff. + planche

Arsenal Paris: 8 BL 5538 (anc. BL 3472) ; BM Grenoble: V.893 ; BL London: 11409.b.20 ; copie bibl. Nostradamus
Du Verdier 1585, p.672 ; Papillon, 1742, p.139 ; Brunet 2, 1861, c.817 ; Buget, 1863, pp.463-4 ; Baudrier 2, 1896, p.124 ; Delpy 1, 1906, n.389
Tchemerzine 5 (1932), rééd. 1977, III.4 (image frontispice) ; Wilson & Moss, 1984, p.156 ; Benazra, 1990, pp.95-96 ; Chevignard, 1995-1996, B/a p.191 ; CAT Ruzo-Swann, Avril 2007, n.77 (fac-similé Ruzo)


Chevigny et Dorat, 1570 L'Androgyn de Chevigny et Dorat, 1570


Pour Dorat comme pour Chevigny, l'avènement des siamois nouveau-nés en juillet 1570, conformément au présage de Nostradamus, serait plutôt de bon augure, malgré leur apparence monstrueuse et contre-nature ("sic pax facta, sed Androgyna" : Auratus, "De Androgyno infante", in Poematia, 1586, p.28) : on venait de signer à Saint-Germain un édit de pacification favorable aux protestants (8 août 1570). Chevigny, qui signe avec la devise grecque qu'il a adoptée, M E Λ I T O E Σ Σ A   H   E Υ Δ I A ("Douce <comme le miel> est la sérénité <de l'esprit>"), de renchérir : "Un Homme-femme né (merveille !) dans Paris. Ainsi faite est la paix, mais une paix guerriere." (f.C2r). Dans son Janus, Chevigny devenu Chavigny infléchira l'interprétation du quatrain en évoquant les suites de cette paix conditionnelle : la journée de la Saint-Barthelémy (p.192) ! -- tout en laissant dans l'ombre le dernier vers qui "n'appartient à ce temps". La version du premier vers du quatrain, donnée aussi bien dans le texte de 1570 que dans celui de 1594 (avec "Androgyn" pour "l'Androgyn"), ne correspond à aucune des éditions connues (1555, 1557, 1568), parce que Chavigny entend corriger la prosodie de Nostradamus et son abus de la césure dite épique ou féminine (cf. CN 124).

Chevigny évoque la dextérité de son mentor à interpréter les vers obscurs de son maître. Le texte latin de Dorat, brodant à partir du quatrain nostradamien et lui reprenant quelques termes (caelo Androgynum creatum plorante, en traduction du vers 1), est attesté par d'autres auteurs la même année. Chavigny note en marge de ses extraits des Présages merveilleux pour l'an 1557 que : "Le né biparti c'est l'Androgyn à mon jugement, né à Paris [en] 1570 duquel plusieurs ont escrit, & l'ont orné, I. Daurat, Belleforest, & nous le representimes dans Lyon, avec quelque description. Et l'Auteur mesmes en avoit parlé en ses Centuries, Trop le ciel pleure Androgyn procreé. Ce que s'accorde à ce qu'il veut dire icy : qu'apres la naissance dudit monstre les pluyes cesseront & commencera Deucalion à se retirer." (Recueil des Presages prosaïques, Grenoble, 1589, BM Lyon, ms 6852, p.79). Le texte de Dorat apparaît avec des variantes dans le Tractatus de monstris du prédicateur Arnauld Sorbin (privilège du 3 septembre 1570, Paris, Hierosme de Marnef et Guillaume Cavellat, 1570, p. 129r-131r = f. R1r-R3r), au volume 3 des Histoires Prodigieuses de Boaistuau, Tesserant et Belleforest (1571) avec une épître datée du 13 décembre 1570, dans les Poëmatia de Dorat (Paris, Guillaume Linocier, 1586, p.27-31), et des fragments dans le Janus Gallicus de Chavigny (1594) et dans l'Histoire des monstres posthume (Monstrorum historia) d'Ulisse Aldrovandi (1642 ; rééditée à Turin en 2002) -- tous textes signalés par Dudley Wilson et Ann Moss dans "Portents, prophecy and poetry in Dorat's Androgyn poem of 1570" (in Neo-Latin and the vernacular in Renaissance France, Graham Castor & Terence Cave (eds), Oxford University Press (US), 1984, p.157).

Chacun des rapporteurs de cette naissance prodigieuse la présente selon ses préoccupations et intérêts : littéraires et politiques chez Dorat, apologétiques chez Chevigny, historiques et théologiques chez Sorbin, idéologiques chez Belleforest (auteur du volume 3 des Histoires), cliniques chez Ambroise Paré dans ses Deux livres de chirurgie (1573) et chez Aldrovandi. La comparaison avec le texte que Sorbin déclare avoir reçu de Dorat, montre quelques différences, dont les majuscules au nom de l'androgyne (LODOICUS), absentes dans la version de Sorbin et que Chevigny aura probablement rajoutées. On retrouve une représentation similaire de l'androgyne au frontispice du Discorso sopra il significato del parto mostruoso nato di una Hebrea in Venetia, nell'anno 1575 a di XXVI di Maggio (Venise, Domenico Farri, 1575).

Sorbin, Tractatus de monstris, p.119 Discorso, 1575

Annexe : Note sur Jean Dorat (1508-1588)

Jean Dorat (d'Aurat, Auratus) est né Dinemandy (sobriquet limousin signifiant Disne-matin) de parents limougeauds de condition modeste. "Petit homme de stature & de mine mais grand d'esprit" (Du Verdier, 1603, p.2575), il est reçu maître ès Arts à la faculté de Paris en 1538. Son excellence et sa dextérité pour les langues anciennes lui attirent de nombreux disciples, étudiants et admirateurs parmi lesquels le jeune Chevigny (cf. CN 239). Il donne aussi des leçons de grec aux trois filles d'Henry II (chez Jean de Morel ; cf. CN 43), avant d'être nommé professor regius en 1556, puis poeta regius à partir de 1567. Il pratique et interprète Homère, Anacréon, Pindare, Théocrite, Lycophron, Nonnos de Panopolis, et donne en latin ses cours de grec au collège royal.

Expert en anagrammes (cf. Caspar Peucer, Les devins, 1584, IX.10) et admirateur de Lycophron le sibyllin, il préconise la fureur poétique et s'engage en faveur de l'oraculaire. Il est l'auteur des Oracles des douze sibylles que Claude Binet traduira du latin en 1586 (Paris, Jean Rabel). Pour lui, tout nom (nomen) est signe ou présage (omen). L'herméneutique commence par l'interprétation des signes. Ronsard lui doit beaucoup, et il deviendra en 1583 membre d'honneur de la Pléiade.

Dorat reconnaissait dans les vers et quatrains de Nostradamus une matière sémantique inépuisable pour l'exégèse : "M. d'Aurat Poëte du Roy, tant estimé de son siecle, lequel est si heureux truschemen ou fidel interprete des Quadrains & propheties dudit Nostradamus, qu'il semble que ce soit le genre dudit autheur, & comme soubs-prophete, appellé des Grecs Hipophitis." (La Croix du Maine, 1584, p.330). Quant à Du Verdier, il écrit que cet "Homere Gaulois, & Pindare Grec-Latin" (1585, p.685) "faisoit cas des centuries de Nostradamus, contenant certaines propheties, ausquelles il a donné des interpretations confirmees par plusieurs evenemens, & disoit que Michel nostre Dame les avoit escrit un Ange les luy dictant." ("Michel que" à l'édition : 1603 ; 1605, p.2575 ; cité par Marty-Laveaux, 1875, p.xliii).

S'il n'a pas été véritablement le premier interprète des Prophéties (par l'ampleur de son oeuvre), il aura du moins été le premier à en comprendre la dimension poétique et oraculaire exceptionnelle, et il s'en inspirait librement dans ses Poematia (éd. Paris, Guillaume Linocier, 1586 ; Charles Marty-Laveaux, Oeuvres poétiques de Jean Dorat, poète et interprète du Roy, Paris, Alphonse Lemerre, 1875 ; Geneviève Demerson, Jean Dorat: Les odes latines, Université de Clermont-Ferrand, 1979 ; Brind'Amour, 1996, p.LVII-LX). Et contrairement à Chavigny vers la fin de sa vie, Dorat n'a semble-t-il jamais douté du génie oraculaire de Nostradamus et à son infaillibilité, intrinsèquement inscrite dans son verbe.
 

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Patrice Guinard: Note sur l'Androgyne parisien de Chevigny et Dorat
http://cura.free.fr/dico4ti/1101andro.html
11-01-2011 ; updated 03-03-2020
© 2011-2020 Patrice Guinard